b-s LIBRARY OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA. Class DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES Typ. el ster. de CKTE. DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES VOYAGES ET MISSIONS DE IYT" HENRY FARAUD EVKQiiE D'ANKMOIIR, VICAIRE APOSTOLIQUE DE MACKENSIE , DANS L'EXTREME NORD DE L'AMERIQUE 1WITANNIQUE D'APRESLES DOCUMENTS DE M gr L'EVEQUE D'ANEMOUK PA FERN AND -MICHEL MEMBRE DF LA SOCIETE EDL'ENNE \VK<. l.\ lUOCIi M'llll ET LE PORTRAIT DE Mfl" 1 FARAUh LIBRAIRIK CATHOLIQUE DE PER1SSK FRKRES (NOUVELLK MAISON ) REGIS RUFFET & C , SUCCESSEURS PARIS BRUXELLES ;i 8 , HUE SAI NT-SULPICK. j PLACK SAINTE-GUDULK, 4. Droits cle tradnctioii et tie reproduction reserves. 1VH1N3S PREFACE Une des plus grandes gloires de la France est peut-etre celle qui lui est acquise par ses mis- sionnaires, en etendant son influence morale a tous les points du globe, sous 1'egide des doc- trines catholiques. Notre pays n'a pas toujours eu la sage politi- que ni la bonne fortune de conserver ses con- quetes. Mais grace a la liberte laissee au zele de ses enfants, il a maintenu partout au dela des mers sa preponderance religieuse et civilisatrice. L'Espagne partage avec nous cette gloire, elle a aussi plante la croix a cote de son drapeau. Si, com me la France, elle a abandonneses colo- 522 V11I PREFACE. niesa des conquerants audacieux, a des nationa- lites avides, elle y a laisse 1'influence de sa tbi catholique et du zele de ses missionnaires. Cette verite eclate surtout pour la France, au premier coup d'ceil jete sur 1'histoire de 1'A- merique septentrionale. Apres la decouverte du Nouveau-Monde, nous fumes les premiers a prendre possession d'une partie du continent americain, sous la vail- lante conduite des Jacques Cartier et des Cham- plan. Nos colonies s'etendirent bientot d'un cote depuis le golfe de Saint-Laurent jusqu'au lac Superieur, de 1'autre du lac Superieur jusqu'au golfe du Mexique. Si les temps d'orage et de persecution furent loujours pour les chretientes naissantes des temps d'abondantes benedictions celestes, ces colonies ont bien ete une preuve de cefte verite. Longternps cette terre fut un theatre sanglant, dont les acteurs auraient pu montrer sur leur chair les stigmates de Jesus-Christ. Ses premiers apotres rappellent les plus beaux jours de FE- giise primitive. Malheureusement un roi faible monta sur le Irone, Louis XV, et grace a 1'incurie de son gouvernernent, ces colonies, qui depuis deux PREFACE. IX cents ans portaient le nom de Nouvelle-France, nous cchapperent, au desespoir du Canada et a la honte de sa metropole. Cependant, malgre la courte duree de sa do- mination en Amerique, la France a laisse de profondes traces de son passage, et c'est a elle, en grande partie, qu'elle doit les rapides progres de la civilisation ; son drapeau a disparu, mais son prestige est reste. Les groupes de ses en- fants, laisses ieur ouvert, son rire franc, son regard lumineux, tout indique combien 1'hypocrisie, la bassesse et le mensonge doivent lui etre odieux. Tous ses de"sirs, toutes ses pense"es, toutes ses aspira- tions se traduisent par un mot : denouement. 11 est d'une extreme bonte", d'un grand bon sens, d'une charity sans bornes ; il a une activity febrile ; chez lui la pense"e se manifesto spontane"ment par Faction, Faction est son besoin constant, et son aptitude a tout saisir peut lui permettre de tout en- (reprendre. II a un talent d'imitation remarquable : Gall lui aurait trouve" la bosse de la constructivite . Dieu, en lui donnant les vertus de 1'apotre, a fait tourner a sa gloire les dons heureux que la nature lui a prodigue"s. DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. 19 XI Aprfcs dix-huit ans d'absence, Monseigneur Fa- raud a done pu revoir son pays, il a pu revoir la maison ou 6tait n6e sa noble mere, morte de douleur peu de temps apres son depart ; cette maison, d'ou Henriette Faurye, sa tante, avait 616 arrach6e par les 6gorgeurs de 1793. Oh ! quelles Emotions dut 6prouver cette ame sensible a Taspect du tillage de S6rignan, ou tout lui rappelait de si cruels souvenirs; maisil allait y retrouver une famille, lui qui en avait 6t6 priv6 si longtemps, et cette douce pens6e semblait seule se reQ6ter sur son noble visage. Voici les vers que j'6crivis a cette occasion, et que lui r^cita ma fille au moment de son arriv^e : Soyez le bienvenu dans cet humble village, Qui vous a vu jadis encore tout petit, Ou vous avez jou6 quand vous aviez mon dge : G'est ma mere qui me 1'a dit. Ma mere m'a par!6 de ce jour de tristesse, Ou votre mere en pleurs vous vit partir pour Dieu ; De son dernier regard, sa derniere caresse, H61as ! de son dernier adieu ! 20 BIOGRAPHIE. Or, vous partiez alors pour des rives lointaines ; Vous alliez conque*rir, jeune et vailianl consent, Non pas des nations, comme les capitaines, Mais des ftmes a Jesus-Christ. Depuis, combien de fois, le soir, dans nos veiliees, Ma mere a prononce" ce joli nom : HENRY ! Et que de fois, depuis, moi-m6me e"merveille*e, J'ai prononce ce nom cheri ! II On m'a fait le re'cit de vingt ans d'existence Au milieu des deserts, la-bas.... bien loin.... bien loin.. Oii de plus d'un peril, de plus d'une souffrance, Vous n'eutes que Dieu pour te"moin; Alors que vous alliez dans les steppes profondes, Arme de la parole et guide par la foi, A des peuples e"pars au sein des nouveaux mondes Prficher une nouvelle loi ; Quand vous alliez planter au milieu des peuplades De la religion le flamboyant drapeau, Que vous voyiez alors tous ces 6tres nomades Saisis du spectacle nouveau ; Quand vous faisiez couler 1'eau sainte du bapteme Sur 1'enfant, le vieillard, surpris a votre voix, . Et qu'a tous leurs faux dieux langant votre anatheme, Vous leur montriez la croix. Oh ! que d'esprits obscurs vous doivent la lumiere ! Oh 1 que d'tHres sauve~s qui vous doivent les cieux ! ApOtre de la hutte, ange de la chaumiere, Vous avez fait bien des heureux. Car vous avez verse le baume salutaire Dans plus d'un pauvre coeur que vous voyiez souffrir; Vous avez ramass6 dans votre robe austere L'enfant qui s'en allait mourir. DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. 21 Vous avez Scoute" les angoisses, les plainles De bien des malheureux dans les glaces perdtis ; Vous avez ramme" bien des flammes (Meintes, Bien des courages abaltus. Vous avez ramene bien des brebis errantes, pasteur vigilant, au bercail du Seigneur; Vous avez arrache des Spines sanglantes Du fond de bien des coeurs. Vous avez fait briller comme un celeste phare, Le flambeau radieux de la divinite ; Vous avez eleve" pres du temple barbare Le temple de I'humanitt 4 . Ah ! soyez done be"ni sur la terre a toute heure ! Ah ! soyez done be"ni par les cieux triomphants ! Par tout ce qui sourit, qui rayonne ou qui pleure : Les ANGES, les VIEILLARDS et les PETITS ENFANTS. XII Al'heure ou j'^cris ces lignes, Monseigneur Fa- raud est reparti pour son lointain vicariat , il retourne au milieu des tribus sauvages, pour com- ple"ter son ceuvre de civilisation et d'humanite". L'ide"e qui le pre"occupe aujourd'hui, le but qu'il se propose, c'est de cre"er la-bas des maisons de refuge pour les enfants et les vieillards, que la barbarie, pouss^e par la misere, laisse mourir ou e"gorge parfois. Ce but digne de sa grande ame, 22 BIOGRAPHIE DE MONSEIGNEUR HENRY FARAUD. il 1'atteindra, son opiniatret6 pour le bien m'en donne la certitude. Pendant son court s6jour en France, Monseigneur Faraud a \isit6 la plupart des dioceses, et partout il a regu des ttooignages de sympathie, des encou- ragements et des secours. Tous ceux qui ont pu appr^cier son noble carac- t&re, tous ceux qu'il a difi6s par sa pit6, par ses vertus, feront des voeux et des pri&res pour 1'h^roi- que apotre, qui retourne dans les deserts du Nouveau Monde avec la consolation d'avoir Iaiss6 dans la m^re patrie des coeurs aimants qui se souviendront de lui. DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES PREMIERE PARTIE VOYAGES ET MISSIONS DANS L'EXTREME NORD DE L'AMERIQUE BRITANNIQUE DE MARSEILLE A LA RIVIERE ROUGE CHAP1TRE PREMIER Le depart. New- York. Montreal. Rencontre de M. de Luto. Arrivee a Saint-Paul. Le missionnaire forme sa caravane. A travers les prairies. Fausse alerle. Arri- ve"e a Saint-Boniface. I Je suis parti de Marseille le 3 juiri 1846, j'avais alors \ingt-trois ans, mon coeur tait enflamm6 par le d6sir de conqu^rir des ames a Dieu,mon esprit tait avide de couDaitre ces pays du Nou- 24 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. veau Monde ou une voix inte>ieure semblait m'ap- peler. La foi est si vive, 1'espe'rance est si douce, et la volont6 si ferme a ce bel &ge de vingt-trois ans, que je me rappelle avec devices cejour du depart ou, joyeux et presque fier de ma sainte mission, je m'6- loignai de ma patrie et de mes freres pour aller cher- cher au loin une autre patrie et d'autres freres; parfoisle souvenir de ma mere, que j'avaislaisstiela- bas dans mon petit village, se retragan t a ma m6moire, une larme de regret humectait mes paupieres; mais aussitot la pensde du devoir venait retremper mon courage, et alors j'aurais voulu que le navire eut des ailes pour m'emporter. La mer 6tait calme, le ciel 6tait pur, tout rayon- nait autour de moi et au dedans de moi. Le9 aout, apres une heureuse navigation de qua- ran(e-huit jours, je touchaia New- York, et le lende- main je partais pour Montreal, ou j 'arrival deux jours apres. II Montreal, fondle en 1641 , est aujourd'hui la pre- miere ville du Canada sous le rapport de la popula- tion, quine compte pas moins dequatre-vingt mille VOYAGES ET MISSIONS. 2o La, je me crus tout a coup transport dans une ville franchise ; et,en effet, tout dans cette cit6, devenue si florissante malgr6 toutes les luttes qu'elle a suppor- ts, ne me rappelait-il pas la m&re patrie? Je savais 1'histoiredece pays, qui,depuis 1534, 6po- quedesa dcouvertepar Jacques Cartier, un Fran- Qais, jusqu'en 1 761 , 6poque ou il devint une d6- pendance anglaise, avait combattu sans relche pour conserver sa premiere nationality. Je voyais done, dans cette population intelligente, les descendants de ces anciens colons fran^ais, que nousavons, h^las ! d^laiss^ssilonglemps. Je foulais avec bonheur cette terre qui avait t6 la France, et d'ou 6taient partis les premiers missionnaires qui ont 6vang6lis6 ces confreres. Mais Montreal n'^tait pas le but de mon voyage; ma premiere halte devait etre a Saint- Boniface; c'est la que je devais faire mon noviciat de missionnaire, mon apprentissage de voyageur. Ill Saint-Boniface est le pied-a-terre de tous les mis- sionnaires qui ont visit6 la baie d'Hudson, depuis laconquete du Canada par les Anglais. 26 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. De Montreal a Saint-Boniface il n'y a pas moins de huit cents lieues ; mais mon ardeur ne calculait pas les distances, et le 25 aout, c'est-a-dire huit jours environ apres mon arrived, je m'embarquai sur lelac Ontario. Celac, e"lev6 de 672 metres au-dessus du niveau de F0c6an, a environ 800 kilometres de circuit; c'estun des plus beaux fleuves et des plus facilement naviga- bles du Canada. Ce ne fut cependantpas sans une certaine Emotion, que je mis le pied sur levapeur qui devait me trans- porter si loin. J'6lais seul de Frangais au milieu d'une cinquantaine de passagers aux allures peu cordiales, et dont je ne comprenais pas les diverses langues ; mais j'elais sur du respect de tous, avec ma robe de pretre et ma croix de missionnaire. Le soir de la deuxieme journ6e nous touchames a Gallena, petite ville situ^e sur le bord d'une riviere dont elle porte le nom. La, une grande joie m'attendait : une famille chre'tienne du Canada, la seule qui habitat cette cite", ayant connu mon arrived, vint me chercher, et je passai aupres d'elle une soiree deTicieuse. Le lendemain je m'embarquai sur le Mississipi et je fis voile pour Saint-Paul, petite ville situ6e sur le bord de ce fleuve. VOYAGES ET MISSIONS. 27 IV Saint-Paul n'iels, mais qu'il fallait surtout la reli- gion : l'expe>ience des premieres anne"es Ten avait convaincu. G'est pourquoi il s'adressa al'e"veque de Quebec-, pour avoir des pretres. Monseigneur J.-O. Plessis, qui occupait alors le sie~ge Episcopal de cette ville, envoya M. I'abb6 Pro- vencher, comme chef de la Mission, avec le titre de vicaire g6n6ral. M. l'abb Dumoulin lui fut adjoint. Ces missionnaires e"taient tous deux Canadiens, d'origine franchise. Partis de Montreal le 19 mai 1818, ils d6barque- rent au fort Douglass le 16 juin, et commencerent leur oeuvre civilisatrice. 11s trouverent un peuple profond^ment d^mora- , mais qui heureusement n'^tait pas impie. VOYAGES ET MISSIONS. 3o La vue des pretres canadiens rappela aux hom- mes le souvenir du pays natal, ils les recurent comme des envoye's de Dieu ; les femmes et les en- fants, qui n'en avaient jamais vu, mais qui en avaient entendu parler, ne leur tmoignerent pas moins de v6ne" ration . Aujourd'hui, grace a 1'influence civilisatrice du christianisme, grace au zele des missionnaires, ce peuple s'est releve" de son long abaissement, 11 est devenu moral et religieux, et, au point de vue ma- teriel, il n'a rien a envier aux autres colonies. il Lorsqu'on arrive a la colonie fondle par lord Selkirck par la voie de Test, et que Ton sort du lac Ouinipig, pour prendre 1'embouchure de la Riviere- Rouge 1 , on entre dans une contre"e dont 1'aspect est tout different de celle qu'on vient de quitter : au lieu d'e'paisses forets, derochers, de nombreux lacs 1 Les sauvages appellent cette riviere Miskouagami-Ouissi- ping (eau ensanglantL j e), a cause d'un combat qui fut livre" surles bords du lac Rouge, eutre les Sioux et les Sauteux: le sang des combattants coula dans ses eaux, et ils appelerent eau ensan- glantee, le lac et la riviere qui y prend une de ses sources; ce que les Frangais onl traduit par lac Rouge et Riviere-Rouge. 36 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. et de rivieres dont la navigation est souvent inter- rompue par des cascades, on entre dans une plaine immense qui se deroule, dans la direction de 1'ouest, jusqu'aux montagnes Rocheuses, et s'6tend, dans celle du sud-ouest, jusqu'au Missouri, couple seu- lement par quelques cours d'eau, a pente insensible. Cette coiitre forme urie vaste prairie, partout le sol y est fertile. C'est comm6 un oc6an de terres ou la vue n'est borne que par quelques bou- quets de bois 6pars c,a et la, qui apparaissent sem- blables a des lies. Ill Je demeurai a Saint-Boniface jusqu'au mois de juin de l'anne suivante : j'employai ces sept mois de repos a m'initier aux usages du pays, a en 61 u- dier les moours. M. Bellecourt, un pretre canadien d'un grand talent et de beaucoup devertu, s'occupa de me donner les premieres notions de Id langue des Sauteux. Enfin, au mois dejuin, j'obtins, de Monseigneur Provencher, de d6buter dans ma carriere apostoli- que. Je partis done, malgr mon inexperience, mais VOYAGES ET MISSIONS. 37 confiant dans la grace de Dieu et la protection de Marie. IV Un canot m'attendait sur les bords de la Rivi&re- Rouge, et le jour paraissait a peine, que d6ja nous avionsquitt^le rivage. Lelendemain nous tra versions le lac Ouinipig, et la deuxi&me journ6e nous arri- vions au fort Alexandre. Je trouvai, ace fort, septou huit cents sauvages, en train de faire de la magie. Les sauvages ont une foi aveugle dans leur magi- cien Matkikiwiymiwok, homme de me^decine ou homme religieux, ce qui pour eux est synonyme. Voici comment se forment ces religieux : Quand un jeune sauvage veut devenir magicien, il va dans une foret, il se couche et reste la sans man- ger, jusqu'a ce que la faiblesse liri amfcne le rve; aussitot la fin de son premier reve, s'il a vu ou cru voir la Divinit^, il retourne parmi les siens et il est proclam6 Mattktkiwiyiniivok . A mon arrive au fort Alexandre, j'6tais done t6moin d'ime sckne de magie, ce qui consiste h battre du tambour, pour loigner les mauvais es- prits. Ce fut parmi ces sauvages un tintamarre ex- traordinaire pendant plus de vingt-quatre heures; 38 DIX-HUIT ANS CfiEZ LES SAUVAGES. quand le calme fut rtabli parmi eux, ma jeune ardeur se ralluma et je les haranguai. Ma harangue termine"e, le Maelukiwiyiniwok, pre- nant son ton le plus grave, me dit : Comment veux-tu que nous te croyions, tu es un enfant, tu ne sais pas parler. Nous te promet- tons bien de ne jamais nous convertir. II y a dix-sept ans de cela, et ils ont tenu parole. Peu satisfait de mon d6but, je repartis sur la riviere Alexandre et j 'arrival le soir au Portage * du Rat, situ6 entre deux grands rochers de granit et pres d'une immense chute. J'avais deja pour la premiere fois couch6 sur la neige, la, pour la premiere fois, je couchai sur le granit. Le lendemain nous traversions le lac du Bonnet, nous remontions la riviere Blanche, et apres plu- sieurs portages, le soir, nous campions sur la greve, ou nous passames la nuit. Cette nuit-la, je fis connaissance avec les moustiques, seuls habitants de 1 Ce qui est cause de ce nom de portage, c'est qu'arrive a une chute, il faut tirer le canot & lerre et le porter dans la ri- viere ou le lac par lequel on doit continuer sa route. 9 VOYAGES ET MISSIONS. 39 ces centimes avec lesquels depuis je n'aie jamais pu me familiariser. Nous arrivames un jour apres a la jonction de la riviere la Pluie avec la riviere Salle, ou se trouvait une petite e"glise batie deux ou trois ans auparavant par M. Bellecourt. Les sauvages Sauteiix, qui habitaient dans cet en- droit, me recurent avec acclamations, ce qui rem- plit inon ame de 1'espe" ranee d'en convertir quelques- uns. Je me logeai dans I'^glise. Le dimanche venu, je sonnai la cloche pour ap- peler les sauvages ; mais pas un n'arriva, et je dis ma messe malgre" le manque complet d'auditeurs. Le dimanche apres, esprant etreplus heureux, je sonnai de nouveau ; a cette seconde tentative, je vis entrer a I'^glise un vieillard, une vieille femme et quatre enfants. Mon enthousiasme commen^ait a se refroidir singulierement ; apres ma messe, je prechai ndanmoinsamessix auditeurs. Mais, 6 deception! le vieillard al en chef de Fexptjdition, et je fermais la marche, a cheval sur un vigoureux coursier. La premiere soiree de notre depart, nous elablimes notre campement sur les bords de la riviere Pimbina ; en moinsd'uneheure, ceiitvingt a cerittrente loges taient construites , les clievaux attaches aux ar- bres broutaient Fherbe de la prairie, et les families r^uniesprenaient leur repas. Les loges sont des tentes faites avec des peaux de buffles : leur forme est conique, le foyer se place au milieu, et par le haut s'e"chappe la fume'e. Le lendemain, au lever dtijour, les quatre capi- taines montaient les premiers a cheval et annongaient Theure du depart. Bientot le village, improvise* la veille, avait disparu, et les chasseurs e~taient en marche. 44 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. fl Nous marchions ainsi depuis trois jours sans ren- contrer les buffles. Au milieu de la nuit de la qua- trieme journe"e, et comme je dormais profonde'ment, j'entendis la voix du capitaine crier cemot si terri- ble aux Yoyageurs endormis : Leve, level Waniskak, waniskakl Tout le monde, e'veille' par ce cri redoutable, est bientot sur pied. Les chasseurs enjambent leurs chevaux, les femmes et les enfants attellent les charrettes, et nous par tons. Les capitaines avaient entendu les vieux bceufs f , indices certains que bientot nous arriverions a la bande des vaches. Nos chasseurs tuerent quelques-uns de ces vieux boeufs, se promettant bien d'etre mieux nourris le lendemain. Vers la fin de la journe'e, nous arrivames an lac des Cygnes, et la je fus t^moin d'un spectacle en- 1 On appelle vieux bceufs les buffles qui, ne pouvant plus marcher, sont dt'laisstis par les jeunes et finissent par mourir sur la route. VOYAGES ET MISSIONS. 4I> core incormu pour moi : j'aper^us le fort succom- bant avec rage a sa faiblesse. C'dtait un vieux boeuf affaiss6 dans tin bourbier ? qui, lesyeux ensanglantds par la colere, s'efforgait en vain de se relever. Ma premiere pens6e fut de des- cend re de cheval et de voler a son secours; mais, prvoyarit mon impuissance, je 1'abandonnai a son malheureux sort. Bientot apres, nous dressions de nouveau les tentes et notre village ambulant eHait improvise. C'6tait un samedi. Le lendemain, le ciel 6tait t6moin d'un spectacle dignedelui : tout cepeuple, r6uni autour dematente transform^ en autel, assistait au saint sacrifice de la messe, et ces lieux solitaires retentissaient de la pa- role de Dieu'. Nous repartimes, les chasseurs pleins d'espoir de rencontrer bientot les buffles. Tout a coup, versla troisikme heure de I'apres- midi, la voix des capitaines se fit entendre : Les buffles, les buffles! criaient-ils. J'taisen ce moment sur un tertreassez6lev6,aun demi-kilometre a peu pres en avant des chasseurs. Je porte mes regards du cot6 d'ou venaient les voix, et j'aper^ois dans le lointain comme des taches noires qui se mouvaient. 40 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. C'6tait un immense troupeau de buffles. Au meme instant, les cent vingt-cinq cavaliers passent a mes cots comme un 6clair, etje meprcipite aleursuite. Arrives a deux porters de fusil du troupeau, les chasseurs s'arretent, et les capitaines dressent les plans de la bataille. Les buffles, que j'valuai a deux mille environ, se trouvaient au centre d'une immense prairie. Nos chasseurs forment subitement un vaste cercle, et,au signal donne",ils se pre~cipitent surle troupeau. Ce fut pendant quelques heures une mel6e 6pou- vantable : les buffles effar^s cherchaient a se frayer un passage a travers le re"seau de feu et d'acier qui les enlagait. Le rale de ceux qui expiraient se me- lait aux beuglements de ceux qui cherchaient a fuir, et, chaquefois qu'une victime tombait, on en- tendaitun cri de joie parmi cettearme'e de chasseurs. La moitie" du troupeau avait pu s'^chapper; huit cent trente buffles resterent sur le champ de bataille. Ill Dans la soiree, nous dressions nos loges au bord d'une riviere, et le lendemain les buffles e"taient pec6s et les viandes pr^par^es. VOYAGES ET MISSIONS. / 47 On fait de cette viande des especes de pat6s forte- raent 6pics et sal&s, qui se conservent trks-bien, et dont ces peuples sont tr&s-friands. Deux jours apres, nouseumesla rencontre d'un troupeau plus considerable, et bientot nos charrettes taient chargers de plus de deux mille buffles. IV Un jour, nous tions camp6s sur les bords d'un petit lac. Tout a coup un cri se fit entendre : Les Sioux, les Sioux ! A ce sinistre avertissement, nos chasseurs s'em- pressent de courir a leurs armes, et tout le monde sort des tentes. line bande de sauvages Sioux, en effet, apparais- sait dans le lointain, se dirigeant du cot6 de notre campement. Les quatre capitaines et moi nous montons a cheval, il est ordonn a notre monde de rester calme ; voulant nous assurer d'abord des dispositions des sauvages. Nous allamesa leur rencontre. Le chef de la bande siouse nous aperQut et nous nous arretames. Aussitot nous le ^vimes venir a nous au triple 48 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. galop de son cheval, en agitant son calumet en signe de paix. Mort aux Sauteux, paix aux m6tis ! nous cria le chef sioux aussitot qu'il put se faire en- tendre. Paix aux Sioux ! rpondimes-nous en choeur . Le chef sioux nous apprit alors qu'il 6tait a la tete de trois cents des siens, et qu'ils cherchaient a combattre les Sauteux, leurs mortels ennemis, Nous invitames le chef a amener sa bande dans nos campements, ce qu'il accepta. Quand les Sioux eurent dress6 leurs loges prks des notres, il fut r6solu que, comme preuve de la paix qu'ils.&aient venus chercher, une danse g6n6- rale aurait lieu pendant la nuit. Tandis qu'on faisait les prparatifs, le chef sioux, apprenant qu'il y avait parmi nous un missionnaire, entra dans ma tente avec quelques-uns des siens pour me saluer. Des qu'il fut assis, il me dit : Homme du ciel, si tu savais combien je d6si- rerais, et pour moi et pour mes jeunes gens, un pre- tre pour nous instruire, tu resterais certainement parmi nous. S'il ne dpendait que de moi, lui rpondis-je, jeresterais ici ; tout ce que je puis vous promettre, VOYAGES ET MISSIONS. 49 c'est que j'en parlerai au grand chef dela Priere, et je suis persuadd que, si vous cessez vos hostility, il vous enverra quelqu'un. A ces mots, le chef porta la main a sa bouche et inclina la tete en disant : Je me fie a ta parole. Un calumet a plusieurs branches fut plac6 au mi- lieu de la tente, et chacun des spectateurs se mit a fumer avec moi en te^moignage d' union. C'6tait un moment solennel, un silence complet rgnail dans la loge. Les sauvages semblaient com- prendre que dans ce rapprochement de la civilisa- tion avec la barbaric il y avait plus que ces flots de fume qui s'chappaient de nos bouches : il y avait Fid6e chr6tienne, qui tend a devenir le trait d' union de tous les peuples de la terre. Et moi, en contemplant ces terribles sauvages, si paisibles en ce moment, je songeais a la desti- ned de ceshommes, qui, privets des secours de la re- ligion, restent domin^s par 1'instinct brutal, et se livrerit des guerres perpdtuelles. Je songeais, quand tout a coup nous enten- dimes au dehors des cris d'indignation et des hurle- ments de rage. Un Sioux a la figure bariol^e, livide de colfcre, avance sa tete dans notre terite et dit au chef : 4 50 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Aux armes ! plus de paix ! nous sommes trahis. Nous venons de recevoir une injure, on a profan6 nos morts. La-bas, sur le haut d'un chne, j'avais plac6 le cercueil de mon enfant; eh bien ! le cercueil a 6t6 jet6 au bas de 1'arbre, la tete de mon enfant a 6t6 6crase et jete aux vents. Vengeance ! A ces mots, le chef seleve en brandissant son coutelas. Un conflit affreux sepr^parait. J'arretai le chef. Les chr^tiens se montrent grands en pardon- nant les injures, lui dis-je; ce n'est pas le moment de vous venger ; je suis au milieu de vous, et vous me feriez partirsi vous vous battiez. Le chef abaissa son coutelas, et me dit ironique- ment : Je sortaispour apaiser la querelle. II sortit, et, aid6 de nos quatre capitaines, ilparvint a calmer les esprits ; mais il leur promit vengeance pour unautre jour. Nous quittames bientot ces lieux, et trois jours apres nous arrivions, sans autres incidents, au bord VOYAGES ET MISSIONS. 51 du lac Manitou-Lake , plus conn u par les voyageurs sous le nom de Lac du Diable. La, je laissai les char- rettes revenir paisiblement avec leur cargaison de buffles d6pec6s, et en compagnie de deux cavaliers jeretournai a Saint-Boniface. Nous touchionsa la fin d'octobre; la chasse avail dur6 deux mois. CHAPITRE IV Monseigneur Provencher, e"ve"que de Saint-Boniface, annonce a Henry Faraud son prochain depart pour File a la Crosse. Joie du missionnaire a cette nouvelle. Benediction de 1'e"- vfique. Depart en canot sur la Riviere-Rouge. II part pour quinze ans. A travers lacs et rivieres. Arrived a Norway-Housse. Sir Sympson. I A cette poque, 1847, lacolonie fondle par lord Selkirk 6tait de venue toute florissante. La re- ligion y avail remplac6 le fanatisme. Je trouvai, en un mot, une population catholique, ou naguere existait une population barbare. M gr Provencher, que nous avons vu y arriver en 1818, avec le titre de \icaire g6n6ral, en 6tait devenu l'veque, et avait ac- compli par sa propre influence cette ceuvre de rg6- nration : il est reconnu aujourd'hui que, sans Fas- cendant que cet Eminent pr&lat sut prendre sur les esprits, cette colonie aurait t6 d6truite. VOYAGES ET MISSIONS. 53 Je passai 1'hiver de 1847 a 1848, a me rendre utile par 1'exercice de mon ministere dans les di- verses paroisses de la Riviere -Rouge, et dans mes heures de repos, je continual a tudier la langue des Sauteux. Un jour, c'eHait le 20 mai 1848, M gr Provencher me fit appeler, et me demanda si je me sentais le courage d'entreprendre un long voyage. Bien long!.. r6pondis-je, trahissant presque un mouvement de joie. Le terme n'en est crit qu'au ciel, me dit le saint veque, il s'agit d'aller d'abord a Tile a la Crosse, 350 lieues d'ici, puis plus loin..., bien plus loin encore peut-etre; mais vous etes jeune, vous etes fort, et Dieu, dont vous allez semer la parole, vous prot^gera et vous guidera. J'accepte avec reconnaissance, rpondis-je, confiant dans la grace de celui pour qui j'ai quitt6 ma patrie et mes freres. Notre patrie est partout ou il y a des hommes, interrompit le pr6lat, Vous allez, mon fils, au centre des pays sativages, vous allez vous trouver en face de I'infid6lit6, vous allez combattre la barbarie comme je Fai combattue ici, il y a trente ans. Les sauvages en qui vous aurez rveill6 1'i- d6e deDieu, deviendront vos freres, et les deserts 54 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. du Nouveau Monde ou vous aurez plants la croix, de- viendront votre patrie nouvelle. II Je rentrai dans ma demeure 6mu des paroles de 1'eveque, et des ce moment je m'occupai des prpa- tifs de mon depart, qui fut fixe* au 4 juin 1848. Ce jour tant desire" arriva enfin : au lever du so- leil, huit barques, monte"es deneuf hommes chacune, se pre"sentaient devant I'eveche' de Saint- Boniface, situe" sur les bords de la Riviere-Rouge, et j'y trou- vais deja installs une cinquantaine de voyageurs, qui devaient faire route avec moi, joyeux d'avoir un missionnaire parmi eux. Une foule nombreuse, e"chelonne"e sur les deux rives, e"tait venue assister a notre depart. Bientot M gr Provencher parut : a son aspect, ba- teliers, passagers, spectateurs, tons tomberent a genoux, et le saint e"veque donna sa benediction solennelle a ce peuple qui le che>issait, a ces voya- geurs qui allaient si loin; puis, s'approchant de moi : Dieu be"nira votre rninistere, me dit-il ; je suis trop vieux pour avoir 1'espoir de vous revoir VOYAGES ET MISSIONS. 55 en ce monde; mais du haul du ciel, ouj'espere que Dieu voudra bien me recevoir, je viendrai a vo- tre rencontre, et je serai heureux de voir a votre suite la foule de ceux que vous aurez arrach6s au pouvoir du d&non. Allez, mon fils, je vous b6nis. II m'embrassa, etje vis deslarmesmouillersapau- pi&re. Le coeur rempli de ces paroles paternelles, je montai dans une des barques et donnai le signal du depart. Un vivat r6p&6 par mille voix retentit sur le ri- vage. Je partais pour quinze ans. Ill Les barques d6filaient lentement pouss^es par un vent favorable; un beau soleil clairait 1'horizon; a mesure que nous avancions, les habitants des mai- sons 6chelonnes sur les deux rives de la rivifcre nous saluaient du geste et de la voix, Goodjourneyl bonne journ^e! nous criaient les uns. Manito-6 pimiskayek I puissiez-vous etre 56 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. bien gardes de Dieu pendant que vous ramez! nous criaient les autres. Passagers et rameurs r^pondaient a ces saluts en agitant leurs mouchoirs. Quelques heures apres, les maisons avaient dis- paru, je n'entendais plus que le bruit des rames et les propos des voyageurs. Bientot il fallut songer a faire halte pour passer la nuit; nous nous (rouvions pres d'une cote escarpe"e> boise"e de saules et de petits trembles; nos barques furent amarre'es au rivage, et sur le haut de la cote nous trouvames un lieu assez uni pour y dresser nos tentes. Le ciel elait pur, la nuit fut sereine. Bientot nos voyageurs, enferme"s dans leurs loges, se repo- sent des fatigues de la journe'e ; et moi je cherche vainement le sommeil, : mon esprit se sent trouble* par la pense"e des lieux inhospitaiiers que je \ r ais parcourir, par la perspective des obstacles sans nombre qui vont surgir sur mes pas. Puis a ces pe"nibles pense'es succede un sentiment de joie. Je vois les &mes rege"ne>6es par les eaux saintes du bapteme, je vois la loi du Christ rappelant a la dignity humaine, les sauvages de"grad6s par la barbarie, et alors, si le sommeil fuit mes paupie- res, c'est que le bonheur inonde mon ame. VOYAGES ET MISSIONS. 57 Le lendemain je ne voulus point quitter ces lieux t^moins de notre premiere halte, sans avoir offert a Dieu le Pere 1'auguste victime qui s'est sacrifice pour nous donner 1'exemple du sacrifice. Unmodeste autel fut dresse' dans ma tente, et nos \oyageurs agenouille's sous les arbres firent retentir les airs de pieux cantiques. Pendant ma courte action de graces, j'entendais nos \oyageurs : G'est beau une messe dans le bois, disait Fun. Moi, disait Fautre, je n'avais jamais & si de"vot dans la grande ^glise. Moi j'ai pleure tout le temps, disait un autre. Beau dommage, rpondait un quatrieme, c'est la premiere fois que nous avons un pretre parmi nous. IV Bientot apres, le guide annonga le depart ; en un clin d'oeil les tentes sont pli^es, tout le materiel de cuisine est embarque', et nous partons. Avant la nuit, la temperature changea subite- ment, et la neige commenga a tomber. Nous con- tinuames n^anmoins a naviguer ; mais bientot un grand vent du sud-ouest vint nous avertir qu'il fal- 58 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. lait de nouvau faire halte. Cette fois, c'est un marais fangeux qui nous regut. Nos voyageurs, e"gaye"s par quelques gouttes d'eau-de-vie qui leur avail e"t6 distribute, chanterent jusqu'au matin, ce qui pour moi fut cause d'une seconde nuit sans sommeil. Le matin la terre e*tait couverte de neige, et ce ne fut que vers deux heures du soir, que nous pumes mettre nos barques a flot. A une matinee obscure succede souvent une belle journe : a peine 6tions- nous embarque*s, qu'un soleil brillant achevait de dissiper les nuages, et deux heures apres nous arri- vions a 1'embouchure de la Riviere-Rouge, sur le lac Ouinipig. L'oeil etait agre"ablement flatte" par les nombreux ilots, couronne~s de verdure, qu'on apergoit cji et la au milieu de celac; un vent favorable nous poussait avec rapidite" a travers ces Hots, qui apparaissent sou- vent comme des obstacles infranchissables, et ou Ton trouve toujours une issue pour continuer sa route. De"ja le soleil couchant e"clairait de ses derniers rayons les rives du grand lac ; mais il fallait gagner VOYAGES ET MISSIONS. 59 du temps, profiler du vent favorable, et ne point songer a faire halte pour la nuit : toutes les voiles furent dployes, et nous pumes faire ainsi, en vingt- quatre heures, plus de chemin qu'on n'en fait habi- tuellement dans trois jours. Mais le temps avail change^, il tail redevenu ora- geux; il fallul de nouveau chercher unport. Nous le trouvames dans 1'enfoncement de deux rochers formant une petite baie. Nous d6barquons. Ma tenle esl dresse cette fois sur des cailloux. A peine suis-je install^, que la pluie, tombant par torrents, forme un petit ruisseau qui fait son cours au-dessous de moi. J'aurais cherche vainement une meilleure place : de 1'avis de lout le monde, elle tail encore la meilleure. Au moyen de quelques branches de saule, je pus m'eiever assez et me garantir du cours d'eau que la pluie venait de former au-dessous de ma couche. Ce fut une Iroisi&me nuit passe sans sommeil : de mon lit aerien, j'entendais les voya- geurs qui, plus fails que moi a ces sorles d'incidents, se livraient a des appreciations plus ou moins ha- sard^es. Je voudrais, disait Fun, que tout le long de notre voyage nous eussions un temps pareil, nous n'aurions pas des ampoules aux doigts. Parbleu, r^pondait un malin, mieux vaut se . 60 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. ^(fe a t mouiller que ramer, le guide seul pense autrement. Je trouvais, pour mon compte, que, si le temps continuait ainsi, je n'aurais pas lieu de m'en re- jouir. Le lendemain matin le ciel6tait redevenu pur : un vent ledger nous poussait doucement sur le lac plus paisible, lorsque tout a coup on fait halte en face d'un Hot d&md6. Un cri retentit dans les embar- cations. Hourra pour le guide. Je me leve, et je vois tous mes compagnons d6- barquer, chacun tenant a la main un ustensile de cuisine; puis ils se dispersent sur 1'ilot, et je les en- tnds s'crier : Quatre, huit, vingt. Surpris de plus en plus, je m'tflance aussi sur le tertre, et je vois mes compagnons occups a ramas- ser des oeufs. G'eHaient des oeufs de mauves, sorte de poules sau- vages dont cet ilot&ait rempli; en moins d'un quart d'heure, plus de deux mille oeufs 6taient embar- Cet incident amena la gaiet6 a bord de nos em- barcations. Quand nous nous arretames pour d6- jeuner, j'eus le spectacle des plus nombreuses et des plus grosses omelettes que j'aie vues de ma vie* VOYAGES ET MISSIONS. 61 Apres le dejeuner, nous continuances notre route, et bientot nous arrivames dans un de"dale d'ilots formes de rochers granitiques, nous e~tions dans la riviere aux Brochets. Une lieu re apres, j'tais recu a bras ou verts et chaleureusement acclam6 h Norway-Housse (fort de la riviere aux Brochets), par le gouverneur de 1'honorable compagnie de la bale d'Hudson, sir Sympson, qui m'offrit une g6ne"reuse et galante hos- pitalit^, CHAPITRE V La Compagnie de la baie d'Hudson. Son organisation. Son importance. Bons rapports des missionnaires avec elle. I Avant de reprendre le rcit de mon voyage de la Riviere-Rouge a. Tile a la Crosse, puisqu'un e"tablis- sement 'de la compagnie de la baie d'Hudson s'est trouve" sur mon passage, je crois que le lecteur lira avec inte"ret quelques derails sur rorganisation de celte grande compagnie. La compagnie de la baie d'Hudson est composed en gne"ral de commergants anglais ; le gouverne- ment lui a donn6 le droit exclusif de commercer dans tous les pays sauvages de l'Am6rique du Nord. Cette compagnie date de 1670, e"poque a laquelle Charles II lui octroya par charte les droits qu'elle possede aujourd'hui. Uneautre compagnie exista longtemps concur- VOYAGES ET MISSIONS. 63 remment avec elle, celle du Nord-Ouest. En 1821, les deux compagnies se re*unirent, et la compagnie de la bale d'Hudson a depuis lors conside^rablement augment^ ses 6tablissements. La compagnie de la bale d'Hudson se compose des actionnaires proprie"taires, qui resident a Londres; cesonteuxqui posse-dent tous les biens-fonds, et qui ont la plus grande part aux be'ne'fices annuels. Le comite" des actionnaires proprie'taires envoie dans les pays sauvages des agents qu'on appelle : Chefs facteurs, Chefs traiteurs, Commis de premiere classe, Commis de deuxieme classe, et apprentis corn- mis. Comme officiers subalternes, il y a : Les chefs de postes, Les interpretes. Les agents explorent lepays, jugent de 1'opportu- nit6 de nouveaux comptoirs, achetent les fourrures et les rapportent de 1'inte'rieur aux ports de mer. La se termine leur tache ; des yaisseaux les transpor- tent en Angleterre, et les actionnaires les vendent en d^duisant chaque ann6e les b^n^fices nets. Les frais de transport et de commis pre'leve's, ils divisent le profit net en quatre-vingts parts. De ces 64 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. quatre-vingts parts les actionnaires en ont quarante; les quarante autres sont subdivise'es encore en qua- tre-vingts, qui sont distributes aux agents provin- ciaux des pays sauvages. Les chefs facteurs ont deux parts. Les chefs traiteurs ont une part. Et quand les uns ou les autres sortent de la com- pagnie, ils ont encore pendant sept ans la moiti6 du reveira qu'ils auraient eu s'ils y gtaient rested en activity de service. Le comit^ de Londres envoie a ses frais, dans les pays sauvages, un gouverneur auquel les agents reconnaissent un pouvoir absolu. Lorsqu'un commis de premiere classe est reconnu capable, sur le rapport du gouverneur, le comit6 de Londres lui envoie ce qu'on appelle sa commission sur parchemin, il est nomm6 chef traiteur; plus tard, s'il en a la capacity, il devient chef facteur. Les chefs facteurs seuls ont voix deliberative dans le conseil qui est tenu annuellement par le gouver- neur local. Ces chefs facteurs sont g6ne"ralement a la tete du district, et ont sous eux des chefs traiteurs et des commis de toutes les classes. Ils exercent dans leur district un pouvoir absolu. Quand il n'y a pas suffisamment de chefs facteurs, VOYAGES ET MISSIONS. 65 un chef traiteur peut etre charge^ du district. Les postes de cette compagnie sont chelonn6s depuis les bords du Labrador jusqu'a la Colombie, d'un cot6, et del'autre, jusqu'a la mer Glaciale et aux lies adjaeentes. Son commerce exclusif consist e dans les fourrures que les sauvages apportent de l'intrieur des terres aux diff6rents postes ; ils regoivent en payement des objets de quincaillerie, mercerie, draps, habillements. Les sauvages ne connaissent pas la monnaie ; ils ont le bonheur de ne pas en avoir besoiri. II Jl serait difficile de fixer le prix de la pelleterie. L'unit6 de monnaie s'appelle dans le pays un plue : le plue repre"sente la valeur d'une peau de castor qu'on estime 4 a 5 francs. Les peaux les plus pr^cieuses sont : Les peaux d'ours noirs de 6 a 10 plues. de renards noirs de 6 plues. de renards argents. ..... de. 5 plues. de loutres de 2 a 3 pines. de pecaris de 1 a 4 plues. de martres de 1 a 4 plues. de foutreaux del/2alplue. de renards rouges etblancs. de i plue. 5 66 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. II y a aussi une foule d'autres petites peaux, telles que les rats musqu^s, herminettes, peaux de cygnes, dont la valeur varie beaucoup. Les sauvages contractent habituellement une dette envers la Compagnie, en automne, mais qu'ils doi- vent payer au printemps. Si le chancier meurt pen- dant 1'hiver, ni ses enfants ni ses parents ne sont res- ponsables de sa dette, parce qu'aussitot qu'un enfant est capable de chasser il contractepour son compte. Lorsqu'un sauvage est obr6 de dettes, ce qui lui arrive quand la maladie ou une mauvaise chance ne lui ont pas permis de faire chasse, la Compagnie lui refuse le superflu, mais jamais le n6cessaire, tel que poudre, plomb, balles, filets, couvertures,etc. Les vieillards et les pauvres doivent etre galement secourus, et le sont en effet bien souvent ; mais comme ceci est unpeu Iaiss6 a 1'arbitraire d'officiers subalternes, les mis&res ne sont pas soulages par- tout de la meme maniere. N6anmoins la Compagnie se montre honorable et charitable sur ce point. VOYAGES ET MISSIONS. 67 III Si nos missions existent, c'est en grande partie a 1'honorable Compagnie delabaie d'Hudson que nous le devons. Void la rponse que me faisait, il y a quelque temps, sir Edmond Head : Vos demandes sont tr&s-raisonnables, et les membres de la Compagnie s'accordent tous a dire a que nous ne devons rien vous refuser de ce qui est en notre pouvoir, a vous qui consacrez votre vie et votre repos a instruire des peuples qui sont sou- <( mis a notre empire. a Nous sommes done prets a acc6der a toutes vos demandes dans la mesure du possible. Les rapports des missionnaires avec les diffrents membres de la Compagnie sont frequents, et je me plais a consigner ici que nous avons toujours eu, et moi en particulier, a nous ftliciter de leur politesse, de leurs soins obligeants, de leur bont6. Les gouverneurs Colville et Dallas ont toujours fait des recommandations tres-positives, afin que nous fussions partout trails honorablement et qu'on nous accordat tous les secours possibles. 68 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. La reception g6n6reuse que me faisait a Norway- House le gouverneur sir Sympson, est un t6moi- gnage des bonnes dispositions de la Compagnie a l'gard des missionnaires. CHAPITRE VI Depart du Norway-House. Le lac Ouinipig. Tempte. Dangers d'un naufrage. Heureuse arrive'e au lac Bourbon. Les barques sont arrfite'es par les pluies. Le temps se calme. On peut naviguera la voile. Un sauvage baptist par un minislre prolestant. Morale facile do ce ministre. Arrive'e h 1'ile a la Grosse. ! Je ne se\journai qu'une nuit au fort de la rivi&re aux Brochets; le lendemain, de grand matin, nous quittions ce poste pour venir reprendre le lac Oui- nipig. Pousses par un bon vent, nous franchissons dans une seule journ^e ce passage, qu'on regarde comme un des plus dangereux a cause de ses riombreux r6- cifs. La nuit nous continuous notre route, et au ma- tin nous esp^rions arriver au port, quand une bour- rasque faillit nous faire naufrager. Le vent, devenu d'une violence extreme, soulevait dja les vagues du lac : tout a coup un cri de d6tresse se fait entendre ; 70 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. une grosse lame venait de submerger ma frele em- barcation. Les bateliers, saisis d'pouvante, sem- blent d6sesp6rer de notre salut. A cette vue, je m'criai : Vous etes tous des laches : abattez les voiles et confions-nous a Marie. Les 'voiles sont abaltues ; le nom de a protec- trice desvoyageurs est r6p6t6mille fois. Les bateliers reprennent courage, domptentlesvagues en ramant; bientot la tempete se calme, et nous sortons du lac. Nous continuames notre route en remontant la rivi&re du Grand Rapide, etlesoirnous arrivions au Rapide. Ce Rapide, qui a environ trois kilometres de lon- gueur sur environ cent metres de largeur, est infran- chissable : il fallut done transporter les bagages et les marchandises, puis trainer les barques sur les bordsde la riviere quenousdevions prendre. La nuit fut consacrtie a ce p6nible travail. Au jour nous prenons la riviere aux Cedres, puis le lac Bourbon, a 52 latitude nord. (Test en 1728 que M. de La Reverendie dais au fond de 1'eau un sable brillant. C'e" tait de For. J'ai par!6 plus tard de ce sable a des spculateurs, qui, apres 1' avoir analyst, m'ont assure* que la quantity d'or en elait trop petite pour etre exploits. Apres avoir fait le portage, nous remontames la riviere de la Queue de Loutre, et nous de"bouchames le lende- main matin, dans le lac de meme nom, an milieu d'une grande quantity d'llots. Enfin, apres quel- ques heures encore de navigation, nous arrivions an portage du Fort de Traite, ou le cours d'eau qui forme tous les lacs que nous venons de parcourir prend sa source. Le lac de la Queue de Loutre, pen pro fond, est (kaaille" de fleurs jaunes aux p6tales grandioses, qui se dessinent magniiiquement au-dessus des flots bleus. Je d^barquai le premier, et pendant que les voyageurs faisaient le portage, on vint m'annoncer rarrive~e d'un chef de tribu. J'allai le trouver dans 1'espoir de le gagner a Dieti. 11 me regut avec une 74 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUYAGES. morgue anglaise qui me donna peu d'espoir de r6us- . sir. Veux-tu etre chr^tien? lui dis-je. J'ai 6t6 baptist par un ministre anglais. Comment vis-tu ? Avec mes trois Spouses. Dieu n'en permet qu'une aux chrdtiens. Le ministre anglais m'en a Iaiss6 trois, je les garde. J'admirai la conscience lastique du reverend mi- nistre ; et comprenant aux r^ponses seches du sauvage que je n'obtiendrais rien de lui, je le laissai peu sa- tisfait de ce que je n'avais aucun present a lui faire. Bientot nous quittions ce nouveau portage, et nous remontions p6niblement la riviere aux Anglais. Apr&s avoir navigu6 quatre jours dans cette riviere, remont6 plusieurs rapides, travers6 plusieurs porta- ges, tels que le grand Diable, le petit Diable, etc., nous arrivions au lac Larronge. Sur le versant op- pos6 de ce lac, je rencontrai quatre families sauvages de la tribu des Montagnais. D6ja plusieurs de leurs enfants avaient 6t6 baptises, et leurs p^res me les montraient avec orgueil en disant : Celui-ci s'appelle Francois, cet autre Joseph, celle-la Marguerite. Jamais, dans tous mes vovages, je n'ai 6prouv6 un moment plus d&ieieux. Ces noms VOYAGES ET MISSIONS. 75 frangais et Chretiens, sur cette terre de la bar- barie, me rappelaient la patrie absente, et m'annon- gaient que Fid6e chreHienne avail pn6tr6 dans ces deserts. Remontant ensuite la riviere Churchill pendant trois jours, je fis la premiere experience de ce qu'onappellejeuner dans ces pays sauvages. Pendant ces trois jours, moi et les soixante-douze hommes qui formaient ma suite, nous fumes privet de nour- riture, nous contentant de manger des joncs. . IV Enfia nous arrivons an lac de File a la Crosse. C'etait a la fin dumois de juillet. Lachaleur 6tait de- venue accablante* La vue de ce beau lac ranima mes compagnons 6puis6s. Bientot une maison recouverte de chaume se pr^sente a notre vue. C'eHait la residence de la mission, c'eHait le bat si d6sir6 et si p6niblement at- teint. Ge voyage avait dur quarante-cinq jours, depuis mon depart de Saint-Boniface. Un instant apr^s, j'^tais dans les bras de M. La- fl^che et du R. P. Tach6, qui me regurent avec une joie impossible a d^crire. 76 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Us s'einpresserent de me conduire a leur maison, oil je devais habiter quelque temps avec eux. Helas ! quelle ne fut pas ma surprise, de voir l'tat d'extreme pauvrete" de cette demeure des missionnaires ! Quelle ne fut pas ma douleur, en songeant a ce qu'avaient du souffrir mes deux compagnons, I'hiverpr6cdent, dans cette masure de"vaste"e et par un froid de 48 de- * gre"s ! L'lLE A LA CROSSE CHAPITRE VII M. Lafleche. Le r<5\6rend Pere Tache". Mauvais e"tat de 1'habitation des missionnaires. Henry Faraud travaille k la re"parer. Promenade en canots. Le missionnaire ne meurt point. Henry Faraud commence l'e~lude du Cris et du Montagnais. Notions sur ces deux langues. 1 L'ile a la Crosse se trouve a 56, 25 de latitude Nord et 106, 56 de longitude Quest. Void 1'origine de son nom. Lorsque les Europ6ens p6n6tr&rent dans cette contr^e, les sauvages de 1'ile avaient Fhabitude de jouer a la paume, et ils 'se servaient pour se ren- Yoyer la balle d'un morceau de bois en forme de croche. Cette particularity la fit appeler d'abord File au bois de Croche, et plus tard tout le pays avoisi- nant prit le nom gn6ral de File a la Crotse. I 78 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Son climat est d'une grande salubrity, quoique la temperature y soit tres-variable d'une saison a 1'autre. Au mois de de"cembre le thermometre des- cend de 33 a 35 au-dessous de ze>o. Dans le mois de juillet il monte souvent a plus de 30 R. au-des- sus de ze"ro. La deviation de 1'aiguille aimante"e, est de 55 degrees a 1'Est. En 6te", dans les plus grands jours, le cre"puscule ne disparait pas de Fhorizon. En hiver, dans les plus petits jours, le soleil se leve a 8 h 40 m , et se couche a 3 h 20 m . II L'ile a la Crosse pre"sente partout une agre"able alternative de rivieres et de lacs tres-poissonneux, parsem^s d'ilots assez bien boise"s, ses collines et ses valises sont couvertes de pins de liyards, de trembles et de bouleaux; on n'y rencontre point d'animaux malfaisants. L'orignal , le caribou , le carcajou, les ours jaune et noir y sont nombreux. Les castors ont 6te" presqueentierement d&ruits. Les renards gris, noir et rouge, la mart re, Iep6can, le lynx, la loutre, le foutreau, le rat musque, qui font 1'objet principal du commerce, y abondent, surtout dans certaines annexes. VOYAGES ET MISSIONS. 79 En 6t6 le cygne, 1'oie, le canard, le pluvier, 1'ou- tarde peuplent les lacs et les rivieres, le faisan, la perdrix et le lievre animent les valle'es et les bois. Le huard fait retentir l'6cho de sa voix criarde, le he>on pousse son cri d'e"pouvante , et les pelicans runis en grand nombresur les hauteurs y re"pondent par leurs cris plaintifs. Ainsi dans ces lieux solitaires, la vie de"borde de toute part, et la voix de la creation se fait perpe"- tuellement entendre. Ill A dater de ce moment commence ma vie de mis- sionnaire et de v^yageur; plus jeune et plus fort que mes deux compagnons, dont 1'un, M. Lafle- che, 6tait malade depuis longtemps, je me mis al'reu- vre d'abord pour r6parer notre maison qui menacait ruine. Je parvins a construire une charpente solide, a fermer les breches que la pluie ou la neige avaient faites au toit de chauine, a rajuster le plancher dis- joint, a mettre les fermetures en 6tat. Je m'initiai au m6tier de menuisier et de serrurier, et, au bout de quelques mois de travail, j'6tais parvenu a rendre DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. la maison plus habitable et moins accessible aux intempSries. Je faisais diversion a ces travaux en allant me pro- mener sur le lac de 1'lle a la Crosse, cherchant ga et la quelques fruits sauvages. Quelquefois mes deux confreres m'accompagnaient dans mes promenades ; c'6taient les jours ou M. Laflkche, se sentant mieux dispose^ voulait profiler du dernier mois de la belle saison. C'6taient la nos grandes parties de plaisir ; mais une fois ces plaisirs faillirent se changer en douleurs. Nous 6tions tous trois dans un petit canot; lelac tait tranquille, le soleil brillait ; mais rien ne garan- tit de Tinconstance de ces climats! le vent se l&ve comme un coup de foudre, les flots, subiternent agit6s, nous emportent a la derive; je m'ef- force vainement de diriger le frele esquif, rien ne peut 1'arreter, les vagues 6taient plus fortes que mes bras. Le vent devenait de plus en plus violent, chaque nappe d'eau menagait de nous engloutir, je ne pouvais plus suffire a la manoeuvre. Je dis a mes compagnons : Nous avons fait une imprudence. Pour moi, je sais assez bien nager. Mais vous, vous 6tes perdus. M. Lafl&che se mit a rire et me dit : Le mission- naire ne meurt point. VOYAGES ET MISSIONS. 81 Protg6s en effet par une main invisible, nous atteignimes heureusement le rivage. Mes travaux ft architecture taient terminus, et je me mis alors a I'&ude des deux langues qui allaient m'etre indispensables pour ma mission et la rendre possible et fructueuse. Ces deux langues sont : Le Cms et le MONTAGNAIS. IV La plupart des langues sauvages ont une rgu- larit, une justesse qui surprennent; quelques auteurs ont pretend u leur trouver du rapport avec l'hbreu, d'autres avec le grec. Quant a moi, malgr6 mes Etudes approfondies de quelques-uues de ces langues, non-seulemeut je n'oserais formuler une opinion sur leur origine, mais encore je n'oserais decider si le cris et le mon- t a gnats par exemple sont des langues meres ou des dialectes, plutot que le sioux ou le hitron. Quoi qu'il en soit, la langue crise et la langue montagnaise, dont j'ai commence l'tude a Tile a la Crosse, me paraissent assez originales pour que j'en dise ici quelques mots. 82 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. V LA LANGUE CRISE. La langue crise offre partout une rdgularite" par- faite, sauf quelques exceptions dans la composition intrinseque et transitive cles verbes ; elle n'a pas une seule exception dans la conjugaison. La langue crise a sept conjugaison s regulieres, dont quatre neutres ou actives, et trois passives, auxquelles il faut ajouter une relative. Tout est verbe ou devient verbe dans cette langue. Ainsi, au lieu de dire lejour, on est oblige" de dire eri cris : il fait jour, KUIGAW. Au lieu de dire lapluie, on dit : ilpleut, KIMIWAN. Le verbe contient les regimes directs et indirects. Les propositions sont 6galement directes et indi- rectes. C'est par un changement de terminaison que Ton exprime les rapports. ACTIF. Ni sa/dhan, j'aime lui. Ni sa/iittan, j'aime cela. Ni sakihiwan, j'aime (on) que lui. Ni s'akitsikan, j'aime. Ki sakihitin, j'aime loi. PASS1F. Ni sakihik, il est aime" par moi. Nisakihikun, cela est aime par moi. Ni sakihikawin, on aime moi. Ni sakitsikasun,ie suis aime". Ki 5aMim,j VOYAGES ET MISSIONS. - 83 MUTUEL. Ni sakihitunan, nous nous aimons. Ce qui fait la beaute* de cette langue, c'est sa force mathe'matique et la clarte" de ses expressions. Ainsi, pour dire : La voie la plus courts pour aller a Dieu, c'est I'amour mutuel. on dit : Wedjitlawe Kife-Manito Kita Sakihit Kilawi Tout a fait Dieu aim que on 1'aime il faudra Sakihitunaniwiw. qu'on s'aime mutuellement. La langue crise se compose de beaucoup de voyelles et d'un tout petit nombre de consonnes qui sont : B, T, K, M, N, S, Y. Elle n'a pas les consonnes : L, R, F, V, X. Ce qui fait que les Cris ne peuvent prononcer qu'imparfaitement certains mots frangais. 11s disent CATONIK au lieu de Catholique. PIEN au lieu de Pierre, PAN au lieu de Paul. Les Cris ont trois R ditte* rents, le plus frequent a quelque rapport avec le R gras des Provengaux, ils ontaussi trois Ebien accentu^s et un E muet. Ils font 84 ' DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. un tres-grand usage du double W anglais et du K. De ce concours de voyelles et de consonnes tantot douces et tantot fortes nalt une harmonie ge"ne>ale- ment agreeable a 1'oreille. La langue crise est done douce quoique accentue'e. Elle n'offre pour un Francois aucune difficult^ de prononciation. VI LA LANGUE MONTAGNAISE. La langue des Montagnais est diame'tralement opposed a celle des Cris. Ces deux langues different entre elles autant et peut-etre plus encore que le Frangais et le Chinois. Le Gris est tres-difficile sousquelque point de vue qu'on le considere. Sa prononciation offre des diffi- culte"s presque insurmontables pour le plus grand nombre. Avant mon arriv^e, les sauvages eux-memes ne croyaient pas qu'on put parvenir a Fapprendre. La grammaire en est a mon avis encore plus difficile que la prononciation. Cette langue n'a que des monosyllabes, des Elisions tellement melees les unes aux autres, qu'il semble impossible de les dis- linguer. Elle est, en un mot, un assemblage accablant VOYAGES ET MISSIONS. 85 d'obscurit^s. II ne faut rien moins, pour se deter- miner a l'e"tudier, qu'une raison surnaturelle, c'est- a-dire le salut des ames. Mais, comme la plupart des autres langues sau- vages, et plus encore meme, elle offre des richesses intrinseques qui ravissent 1'esprit. Quand on la considere dans son ensemble, quand on voit 1'ordre parfait qui y regne, son exactitude dans le fond comme dans la forme, on est tente" de se prosterner, et de dire : C'est bien Celui qui a place les etoiles au firmament qui a fait ceci. Pour conserver cette langue dans sa puret6, Dieu a donn6 a ces sauvages une oreille d'acad6micien : un pere se mettra faeilement en colere, si son enfant en bas age se sert d'une locution mal sonnante, ou emploie une construction de phrase vicieuse. Tu ne sauras done jamais parler? lui dit-il. Ge n'est pas ainsi qu'il faut dire. Les racines primitives en montagnais ne sont autres que les voyelles de nos alphabets. A exprime la matiere, E 1'etre, I la force, un etre doateux, U, prononce" OU, la negation absolue, ou la succession. A, E, I, 0, U, sont mis en action par des conson- nes simples et des consonnes doubles. Ces lettres prennent plus ou moins de valeur, suivant que la 86 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. voyelle qui tombe sur elles est plus ou moins forte. II serait impossible d'indiquer par crit la pro- nonciatioa, qui n'est le plus souvent qu'un souffle ou un grasseyement, et je sens que je dois m'ar- reter, dans la crainte de devenir trop longtemps fastidieux par des demonstrations inintelligibles. J'ai voulu seulement donner au lecteur, par ces quelques lignes, un aperc.ii des difficult^ a vain- cre, pour se mettre a meme de pouvoir, non-seule- ment se faire comprendre des sauvages, mais surtout parler leur langue aussi bien et meme mieux qu'eux. Sinon, ils vous diront comme ils m'ont dit souvent au commencement de mon apostolat : . Comment \eux-tu que nous te croyions? tu e* un enfant, tu ne sais pas parler . CHAPITRE VIII Les letlres. La republique frangaise a 1'ile a la Crosse. Cctte mission ne regoit pas de secours. Crainte pour I'ffiuvre dc la propagation de la foi. Misere des' missionnaires. M. Lafleche et le r6v6rend Pere Tache partent. Nouvelles lettres. Henry Faraud reste seul. Retour inespere" du reverend Pere Tache". Henry Faraud apprend la mort de sa mere. J'6tais a 1'lle a la Crosse depuis cinq mois, et durant ces cinq mois, jour et nuit, ne prenant que quelques rares heures de repos, j'tudiai les deux langues sauvages dont je viens de parler, lorsqu'un soir nous entendimes crier a notre porte : Voici les lettres. Lorsque pendant si longtemps on est rest6 se- par du reste du monde , les lettres ce sont des coeurs qui vous aiment, et qui viennent a vous comme par enchantement ; des pens^es et des sou- venirs que la pairie vous envoie. J'aurais voulu les 88 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. lire toutes a la fois, puis je n'osais en briser le cachet. Est-ce la joie ou la douleur qu'elles m'ap- portent? Helas ! c'6tait la douleur. L'une m'appre- nait la mort de plusieurs de mes proches, et une autre que la r^publique avait dtE proclamEe en France, et qu'elle inspirait des craintes a 1'oeuvre de la propagation de la foi. N'entreprenez plus rien, nous Ecrivait-on, il faudra peut-etre o renoncer aux missions. Renoncer a notre mission ! jamais, dimes- nous. Et aussitot r&mis en conseil, je dis a mes deux confreres : Nos sauvages donnent d6ja des preuves non Equi- voques de conversion. Vivons comme eux de chasse et de peche, vivons de racines s'il le faut, revetons- nous des peaux des animaux ; mais ne les abandon- nons pas, C^dant alors aux n^cessites de notre position, quoique privets de tout secours, nous pumes passer les derniers mois de 1'hiver. Nous allions tantot visi- ter nos filets, tantot chercher une charge de foin, pour nourrir notre unique vache; nous faisions meme quelquefois de d^licieuses promenades sur la neigedans un traineau attel^d'unedemi-douzaine de chiens. Vers le 15 du mois de mai, nous avions d6ja fait VOYAGES ET MISSIONS. 89 notre petite semence, quand la glace du lac qui nous s^parait des sauvages, se fendit, et nous vimes aussitot arriver par cette vaste et longue crevasse une multitude de canots. En moins d'un jour nous avions autour de nous un gros village. Les sauvages, heureux de nous voir et de nous serrer la main, manifestaient leur contentement par des cris et des danses ; tous nous promettaient de se faire chreliens, tous voulaient s'instruire. Chose admirable, ces hommes de la nature ont des dispo- sitions naturelles qui leur permettent de saisir promptement ce qu'on leur enseigne : en moins de trois semaines un grand nombre savaient lire et genre. Nous avions de~ja oublie' toutes nos fatigues et nos privations, nos coeurs s'epanouissaient. Mais, helas ! les joies dela terre, quelque pures qu'elles soient, ne durent guere. La chasse d'ele" allait s'ouvrir, nos sau- vages devaient bientot partir pour les deserts, et je savais qu'alors il faudrait me se"parer de mes deux compagnons que le devoir appelait en d'autres lieux. Le jour de cette separation ne devait pas tarder; le 15 juin, les barques de la Gompagnie de la baie d'Hudson faisaient halte devant notre petit e"tablis- sement, et d'un seul coup, M. Lafleche, mon illustre 90 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. et excellent ami, et le R. P. Tach6 m'e'taient en- leve"s. II Quand les barques qui emportaient mes deux compagnons eurent disparu a mes regards, je ren- trai bien triste dans ma pauvre demeure. Oh! comme alors elle meparut de'sole'e, et comme elle me parut grande, cette petite cellule ou j'avais place mon lit de feuilles seches ! Jamais le sentiment de la solitude ne m'avait oppress^ a ce point. Seul dans un desert, loin de tous ceux que mon coeur connut et aima, ne trou- vant pas un esprit pour me comprendre, pas une pense*e pour s'unir a ma pense'e! Le jour me pesait, et c'est en vain que la nuit je cherchais a prendre un peu de sommeil,... le coeur a des lois auxquelles il ne peut pas toujours se soustraire. Les sauvages elaient partis pour la chasse d'e*te. L'e"tude allait done redevenir maprincipale occupa- tion. Je repris le cours de mes travaux ordinaires : eludier, visiter mes filets pour ma nourriture quoti- dienne, et instruire quelques petits sauvages trop faibles pour suivre leurs parents a la chasse. Sou vent j'allais dans la profondeur des bois me- VOYAGES ET MISSIONS. 01 diter sur la valeur et la grandeur des souffrances. II a fallu, me disais-je, que le Christ souffrlt pour entrer dans sa gloire; il me conviendrait peu de vouloir avoir part a son triomphe, sans etre abreuv6 de son calice d'amertume. Ce fut dans le jardin des Oliviers, au milieu d'une tristesse profonde et d'angoisses ineffables, qu'il nous engendra a la vie. C'est ici, spar6 de la soci6t6 de mes fr&res, qu'il veut m'abreuver a la meme coupe, pour op^rer le meme miracle : le salut d'un peuple. Ill Comme la joie, la douleur a son terme. Un jour que je m'en allais pour visiter mes filets, j'aper- (jus, au milieu du lac,, un canot que la brise pous- sait doucement du cot de mon rivage. Surpris a cette vue, je cherchai a deviner d'ou pouvait venir cette embarcation inattendue. Peu a peu je pus cornpter le nombre des passa- gers... Puis enfin je pus les distinguer, un mission- naire 6tait parmi eux. Mais, 6 surprise plus grande encore, 6 bonheur ! ce missionnaire. c'eHait le P&re Tach6, qui, parti de- 92 DIX-HWT ANS CHEZ LES SAUVAGES. puis quelques jours, n'avait pu continuer sa route. II revenait. le sourire sur les levres et la tristesse dans Je coeur. II souriait du bonheur de me retrouver; il pleu- rait en songeant a M. Lafleche qu'il avait laisse". Je remerciai la Providence qui me renvoyait ce compagnon pour soutenir mon courage. Mais ce bonheur inespe"re" devait etre de courte dure"e : que la volonte" de Dieu soit faite. IV Le 24 aout, les barques de la Compagnie du dis- trict d'Atthabaskaw arriverent; elles avaient une lettre pour moi. Cette lettre me fut remise par Fagent de la Compagnie ; des larmes avaient efface" presque la moitie* de 1'^criture. Mon frere aine", coeur tendre et de>ou6, me disait : Nous n'avons plus de mere ; cette mere qui nous a tant aims n'est plus. Je parcourus la lettre en entier sans verser de larmes, mais j'en avais Fame remplie; une pense"e m'obs6dait, c'est moi qui avais cause* sa mort. mon Dieu, m'e"criai-je, que vos desseins sont a dmi rabies ! Vous avez vers6 du sang, et votre prop re VOYAGES ET MISSIONS. 93 sang, pour nous layer de nos iniquit^s ; vous nous demandez des larmes et des sacrifices : comment pourrions-nous vous les refuser? Celle qui seule, apres Dieu, avail illuming mon ame des purs rayons de son amour ; celle qui seule, aprfcs Dieu, avail rempli mon exislence, ma mere n'tail plus ! Dieu seul d^sormais pouvail la rempla- cer. Je n'avais plus a regarder que le ciel. Le dirai-je? a daler de ce jour, il me sembla que j'elais plus missionnaire quejamais, puisqu'enfin je pouvais m'6crier en loule vrit : Dieu seul, Dieu seul, a Dieu seul dsormais ! Plus rien ne m'altache a la terre; je pourrai vivre el mourir sans joie el sans Iristesse ; je saurai gouler le bonheur d'etre uni a Dieu sans crainte que son amour souffre d'aucune affeclion lerreslre. La plaie profonde que la morl de cette m&re a faile a mon ame, ne s'esl jamais cicatris^e. On peut pren- dre une resolution, mais le cceur n'ob&t pas moins aux lois de la nature; depuis ce jour un voile de tris- lesse constante enveloppe mon existence. DE L'lLE A LA CROSSE A ATTHABASKAW CHAPITRE IX Depart pour Atthabaskaw. Premiere rencontre des Monta- gnais. Un mot frangais dans une bouche sauvage. Les sauvages demandent au missionnaire de leur dire la messe. Une famille de me*tis. L'amazone des deserts. La foi hdre'ditaire. Course a cheval. Panorama. I Pendant mon s6jour a File a la Crosse, j'avais ac- quis une certaine habitude de la langue crise ; mais je savais fort peu le montagnais. N6anmoins, con- fiants dans la grace de Dieu, nous decidames, le Pere Tach< et moi, que je partirais seul pour Atthabaskaw. Vers la fin du mois d'aout, quatre barques de la Gompagnie de la bale d'Hudson quittaient File a la Crosse, et j'entreprenais un nouveau voyage. Je disais adieu a ce compagnon de ma solitude, a cette pauvre maison ou j'avais pass6 tant d'heures de tristesse et de doux 6panchements. Le soir meme, nous campions sur un petit ilot qui 96 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. s6pare le lac C lair du lac du Bceuf. La pluie nous retint vingt-quatre heures dans cette position, et je pus faire connaissance avec mes nouveaux compa- gnons de route, qui, enchanted d'avoir un pretre parmi eux, ne pouvaient se lasser de me voir et de me parler, m'offrant sans cesse leurs services et me promettant de vivre toujours en parfaits chre"tiens : c'e"taient des me~tis, des Canadiens frangais, et quel- ques sauvages convertis, tons attaches a la Com- pagnie. Quand la pluie eut cesse*, nous repartimes, nous traversftmes, joyeux d'un beau soleil, les eaux lim- pides du grand lac du Bceuf; et le lendemain nous nous arretions pour dejeuner sur une presqu'ile. La se trouvaient r^unis un certain nombre de sau- vages montagnais, chre"tiens ou cat^chumenes. Sois le bienvenu, me crierent-ils, tu nous feras faire bonne chasse et bonne peche. Nous te voyons avec bonheur. Quelques-uns d'entre eux connaissaient quelques mots de fran^ais, et se plaisaient a les prononcer de- vant moi. Us ne se doutaient pas que j'^tais plus heureux de les entendre, qu'eux de les prononcer. Un mot frangais dans une bouche sauvage, c'est la barbarie qui appelle la civilisation, c'est le Nouveau Monde qui appelle la France. VOYAGES ET MISSIONS. 97 Or, comme c'etait un dimanche, les Montagnais me demand&rent de leur dire la messe. Presque aussitot je dresse un autel champetre, autour duquel les sauvages viennent devotement s'agenouiller. Jamais messe n'avait ete entendue par un auditoire plus attentif et plus recueilli ; et pour- tant c'etaient des sauvages. Qu'il etait consolant de les voir sur les bords du grand lac, ces nai'fs enfants des forets, ecoutant sans les comprendre les paroles evangeiiques, mais sen- tant bien qu'il y avait pour eux dans ces paroles une promesse de regeneration ! II Le lendemain, nous remontions lentement la ri- vi&re a la Loche, nous entrions comme par enchan- tement dans le lac du meme nom, et nous venions passer la nuit dans un de ses nombreux ilots. Le matin, nous remettions a la voile, et aprfcs avoir franchi les mille sinuosit6s de la riviere ap- pel^e la Queue de la Loche, arrive au lieu du d- barquement, je me trouvai tout a coup en pre- sence de plusieurs sauvages, entre autres de quelques families de metis eleves dans les bois. Je fus ac- 7 98 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. clame", je ne dirai pas avec bonheur, mais avec en- thousiasme. Un de ces me'tis me demanda avec instance de vouloir bien Faccompagner a sa tente. Pere, me dit-il, j'ai une bonne provision de langues de vache et d'orignal ; elles te seront servies par mon e'pouse , que j'ai laisse'e a ma loge expres pour t'attendre. J'acce'dai a la demande de cet homme, et nous nous dirigeames du cot6 de son habitation. Nous allions arriver, quand je vis venir a moi une femme mise avec une certaine elegance et d'un air tres-dis- tingue'; elle tait grande, son 031! ferme et pergant annongait la determination et 1'^nergie, ses traits elaient rguliers, sa demarche fiere. C'est mon Spouse, me dit le sauvage m^tis. Si nous avions 6i6 encore au temps de la Fable, j'aurais cru a Fapparition d'une divinite' des bois. La jeane femme s'approcha, me toucha la main tres-amicalement, et m'invita a entrer dans sa tente. Un tapis avait &i& tendu pour me recevoir. Sois le bienvenu parmi nous, me dit le me'tis avec beaucoup de douceur ; voila bien long temps que nous n'avions point vu de pretre, ni entendu la parole de Dieu. Moi et elle, continua-t-il, en me montrant sa jeune e'pouse, nous n'avons regu aucune VOYAGES ET MISSIONS. 99 instruction; mais nous avons he>ite* de la foi de nos peres chr^tiens. Comment vivez-vous done dans cette solitude? Demande-le a mon Spouse. La ieune femme alors me fit le re~cit de sa vie aven^- tureuse, de ses courses et de ses exploits, une veri- table odysse"e. C'est elle qui poursuivait dans les bois le buffle et 1'orignal ; elle savait ceindre le carquois et dompterles coursiers : c'etait une vraie amazone. Elle s'exprimait avec un air de noble independance et avec beaucoup de gr^ce ; ses gestes etaient expres- sifs, quoique respectueux. J'etais etonne de tant de hardiesse et de son male courage. Quand la jeune femme eut cesse de parler, elle me presenta quelques langues d'orignal, produit de sa chasse de la veille. Je n'ai qu'un seul regret, me dit-elle, c'est de n'avoir rien de meilleur a t'offrir. Et moi, que puis-je t'offrir en recompense? Donne-moi une croix, me r^pondit la jeune m6tisse en joignant les deux mains, comme pour me montrer qu'elle savait aussi prier. Je sortis de la tente de ces pauvres enfants des bois en be"nissant la divine Providence, qui permet que le flambeau de la foi ne s'e"teigne jamais entierement dans les generations. 100 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Ill La foi est le don le plus pr6cieux de I'hSritage pa- ternel. Get homme et cette femme n'6taient pas chre- tiens, et ils avaient la foi. fitaient-ce des sauvages ? Si on entend par sauvage 1'homme qui habite la tente, ceint le carquois et poursuit dans le desert 1'orignal, lebuffle ou le caribou, je dirai : Oui, voila le sauvage. Eh bien, ce sauvage est peut-etre chr6- tien, si ses p&res le furent jadis ; il est chr&ien sans savoir ce que c'est que de 1'etre. Sa foi ne lui vient point de la persuasion, elle lui vient du sang : c'est le fait qui excite le plus mon admiration. On trouve un tr&s-grand nombre de m6tis abandonn^s par leurs pfcres au milieu des forets, et ces hommes ont ordi- nairement la foi la plus vive, sans avoir jamais eu Foccasion de s'instruire. Qui la leur a donn^e ?... C'est Dieu, direz-vous. Mais comment se fait- il que les sauvages au milieu desquels ils vivent n'aient pas la meme foi?... C'est que cette foi leur vient de leurs pkres, qu'ils n'ont jamais connus, dont ils n'ont jamais entendu parler. C'est I'heritage paternel. La foi p6nfctre et s'incorpore dans les g6nra- VOYAGES ET MISSIONS. 101 tions, et il y a dans I'htrdit6 des races des trans- missions mysterieuses dont Dieu seul a le secret. IV Je restai toute la journge au milieu de ces families sauvages, tachant de ranimer leur zkle pour la reli- gion. Le lendemain, un agent de la Compagnie, M. Er- mantinger, arrivait a ce poste; il voulut bien se mettre a ma disposition pour me faire traverser com- modement le long portage aprks lequel nos barques devaient reprendre le cours de la riviere Attha- baskaw. Uu vigoureux coursier me fut offert, et avec ce nouveau compagnon suivi de sa femme et de sa fille, nous partimes a travers la foret. Apr&s avoir galope quelque temps, nous arrivames sur une petite lvation d'ou Ton d^couvre la petite riviere Atthabaskaw. De la roeil se reposait agr^ablement sur 1'immense valise form^e par cette riviere, sillonne de nom- breux courants, encadr^e par de grands arbres cou- verts d'un feuillage dor6 par les derniers rayons d'un soleil couchant. 102 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Nous descendimes a cheval de cetle cime escar- p6e, et le soir nous dressions nos tentes sur les bords d'une bale formed par la riviere. Si j'avais pu oublier que j'etais dans un monde nouveau, je m'en serais convaincu en ce moment. En quittant les hauteurs voisines, on semble se pr6- cipiter dans les profondeurs d'un abime. Ici, le mont pele^ le granit aride; la-bas, les vegetations gigantesques, les prairies verdoyantes, les rivieres et les lacs. Un pays nouveau se droule a vos regards charmed, et dans cette descenle difficile, 1'admira- tion est plus puissante que 1'effroi. En effet, c'est ici le lieu ou change la direction des rivieres et ruisseaux qui baignent 1'immense valle"e; c'est ici que tons ces cours d'eau se dirigent du cote de la grande riviere Atthabaskaw, pour aller se jeter dans le lac du meme nom, se joindre a la grande ri- viere de la Paix. et former dans un parcours d'envi- ron cent lieues la riviere des Esclaves. Les bateaux elaient charge's; nous partions le soir meme. Dans quatre jours au plus nous devious arri- ver a Althabaskaw, terme de notre voyage. Nos voya- VOYAGES ET MISSIONS. 103 geurs joyeux avaient oubli6 leurs fatigues; moi seul j'6tais triste : j'allais dans un pays nouveau, je n'en connaissaisqu'imparfaitementlalangue,ctj4gnorais quelles ^talent les dispositions belles de ceux que j'allais trouver. J'&ais plong6 dans ces reflexions, lorsque tout a coup je sens le canot ou je me trou- vais, couler avec une extreme rapidity ; un instant il me sembla qu'il allait se pr6cipiter sur un norme rocher en face de nous. Je me crus perdu, et ne pus retenir un cri de terreur... Au meme in- stant, le canot rep rend sa marche paisible. Nous ve- nions de sauter un 6norme rapide. Quelques moments apres, nous faisions halte en face d'un nouveau portage, qui fut franchi le len~ demain. Nous 6tions repartis depuis quelques heures a peine, nos canots, les voiles dployes, filaient rapi- dement, lorsqu'un spectacle douloureux se pr^senta a mes regards. Je vis sur les bords de la riviere une jeune femme 6vanouie. Faites arreter, dis-je au guide. Impossible, monPere,lecourantesUrop rapide. Au norn du bon Dieu, ne laissons pas mourir cette malheureuse femme ; voyez, elle est malade. Oh ! fit le guide en riant, elle n'est point ma-- lade, elle va accoucher. 104 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Le guide avail raison : le soir, comme nous tions camptis a Fautre extre"mit6 du grand portage La- beaume , un sauvage entra dans ma tente, et me dit en me pre"sentant une innocenle creature enve- loppe'e dans une peau de caribou : Serais-tu assez bon pour baptiser cet enfant ? Ma femme vient d'accoucher la-bas, au bord de la riviere. Est-elle morte? m'toiai-je. Oh ! que non, dit le sauvage, elle se porte parfaitement Men. VI Dans la nuit les voyageurs avaient trail sporte" les bagages, traine" les barques, et au lever du jour nous partions. Nous n'avions plus de portages a franchir; mais il nous restait encore quelques rapides dange- reux a traverser. Dans un de ces passages difficiles, une de nos barques fut creve*e, et de 1'avis des voya- geurs nous en elions quittes pour tres-peu. Enfin, le soir meme, noussortions de cette riviere et nous ar- rivions au confluent de la riviere la Biche. En cet endroit, je vis se d^ployer a mes regards un panorama encore inconnu pour moi : a droite et a VOYAGES ET MISSIONS. 105 gauche de la riviere, des rochers gigantesques 6levent jusqu'aux nues leurs cretes menac.antes. Des fentes noires de ces rocs calcines coulent des eaux min- rales rpandant dans les airs des miasmes impre~gn6s de senteurs sulfureuses. Au pied de ces monts livides, est une terre grisatre d'ou s'e"chappent comme des sources de goudron. La, pas un arbre ne croit, pas un brin d'herbe ne rejouit la vue, pas une voix ne charme 1'oreille; tout vous inspire 1'horreur et Feffroi; on dirait qu'avec la vegetation la vie a disparu de cette terre : c'est Fimage de la mort. Mais voila que, par un de ces contrastes si frequents dans cet Strange monde, le panorama change d'as- pect : a mesure que nous descendons la riviere, les ro- chers disparaissent , les rivages se couvrent de verdure , Ton respire un air plus oxyg6ne"; bientot d'immen- ses forets aux arbres s^culaires se p re" sen tent a nos yeux ravis, des nu^es d'oiseaux'semblent saluer notre passage, les cygnes et les grues vont d'une rive al'autre, faisant retentir les airs de mille cris dejoie. Ici, c'est 1'image de la vie : tout chante, tout mur- mure, on dirait que la terre heureuse s'^panche dans le sein du Cre"ateur. 106 DIX-1H IT ANS CHEZ LES SAUVAGES. VII Le soir, un peu avant la nuit, nous arrivions au detour de la riviere d'Embarras. A deux heures du matin, nous nous remeltions en route, et peu apres le lever du soleil, nous entrions enfin dans le lac Atthabaskaw. De la le regard embrasse une grande tendue seme'e d'une multitude d'ilots, form6s de rochers granitiques, mais toas couronn^s de pins verdoyants. Encore quelques heures, et nous arrivions au poste de la Compagnie de la baie d'Hudson, terme de mon voyage. Sur le point d'arriver a ce poste, la vue est fort de"- sagr6ablement frappe'e par une foule de rochers pres- que nus, qui feraient croire de prime abord qu'on entre dans un pays aride; mais bientot, sur la partie gauche du lac, se dessine une belle prairie qui peut avoir cinquante lieues de long. Une pens6e plus grande que la grande prairie m'occupait en ce moment. Je me disais : Comment serai-je rec, u par les sauvages ?. . . Nous tournames le dernier rocher qui masque pres- que entierement FtHablissement de la Compagnie. J'elais arrive\ ATTHABASKAff CHAPITRE X Arrive~ea Atthabaskaw. Le missionnaire est regu au postede la Compagnie. II y attend lessauvages. Us arrivent. en fin. Leurmauvaise volonte'pour s'instruire. Leur cupidile. Decouragement. Espoir en Dieu. Les sauvages s'huma- nisent un peu. II en instruit quelques-uris. L'espoir re- nait dans 1'ftme du missionnaire. La tristesse fait place a la joie. j'arrivai a Atthabaskaw a la fin du mois de septem- bre 1849, c'est-a-dire trois ans apres mon depart de Marseille. J'gtais dans un pays inculte et pres- que inhabitable meme pour les sauvages, au centre d'une population de 15,000 ames, 6parpille"e, famille par famille, sur un territoire de 400lieues de diame- tre. Mais j'^tais plein de force et de courage, et je n'avais que vingt-six ans. Domine" par la pense"e du devoir, confiant dans la grace de Celui de qui vient la force, je me sentais dispos6 a tous les sa- crifices pour accomplir ma mission. 108 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Les sauvages, disse'mine's depuis les bords du lac des Eselaves et les bords de la bale d'Hudson jus- qu'a la mer Glaciale, ne se re"unissent guere au poste d'Atthabaskaw que deux fois Fanne'e, trois semaines environ, auprin temps, et trois semaines en automne. Us y viennent pour vendre le produit deleur chasse, c'est-a-dire des fourrures, aux agents de la Compa- gnie. 11 faut profiler de ces pr6cieux et courts mo- ments, pour leur parler de morale et de religion. A mon arrive"e a Atthabaskaw, les sausages n'a- vaient pas encore paru. On les altendait tous les jours. Je m'installai assez pen commode'ment dans une petite chambre du poste de la Compagnie, et j'at- tendis. I I Les sauvages parurent enfin. Aussitot qu'ils eurent appris que j'elais la, tous voulalent entrer a la fois dans ma chambre, les uns par curiosity, d'autres avec le veritable d^sir d'entendre la parole de Dieu. Mais a peine avais-je prononc^ quelquesmots, que la plupart me dirent : Tu neferas rien ici, tu paries comme un en- fant, tu ne sais pas parler. VOYAGES ET MISSIONS. 109 i D'autres, moins polls encore, me disaient : Tu peux t'en relourner, les sauvages ne t'ai- ment point. D'autres : Donne-nous du tabac, ga vaut mieux. Puis ils sortaient pour faire place a d'autres visi- teurs, qui seretiraient encore, soit en ricanant, soit en me donnant quelque 6pith&te mal sonnante. Quand la nuit fut venue et que je pus enfin former ma porte a ces peu aimables visiteurs, je me sentis d6courag6. Pourquoi, me disait 1'esprit du mal, tecondamner ainsial'exil, si tonsjouren ces lieux doit etre sans r6sultat ? Et 1'esprit du Men me disait : Courage, enfant : c'est au nom de Dieu que tu teprsentes a cepeuple,Dieu secondera tes desseins. Le cosur moins attriste^ apres avoir r6fl6chi que ce n'est pas en un jour qu'on inspire a un peuple ignorant les vertus qui sont I'oppos6 de ses vices, je pris un peu de nourriture et j'attendis le lende- main avec plus de confiance. Peu a pen, soit par des presents, soit par quelques paroles affables, je parvins a attirer trois sauvages, qui m'couterent sans m'interrompre : c'^taient de bonnes natures. Je les engageai a m'en amener quel- ques autres. Petit a petit j'eus un cercle restreint HO DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. d'auditeurs dont je parvenais a me faire comprendre; eta la fin de la mission, c'est-a-dire an moment du depart des sauvages, j'en avais une cinquantaine tout a fait de'cide'sa embrasserle christianisme. Deux cents aiitres environ m'e"coutaient rnaintenant avec plai- sir. Je n'e"tais de*ja plus pour eux un homme ordi- naire : Dieu leur avait parle". Au moment de partir pour la chasse d'hiver, la plupart de ces sauvages, qui m'avaient regu avec des lazzis, me serraient la main en disant : Nous reviendrons de bonne he lire, au prin- temps prochain, et nous t'ecouterons bieri. La tristesse avait fait place a la joie, la crainte a respe>ance : j'entrevoyais un avenir prospere. Ill 11 ne resta plus a Fentour du poste que quelques tentes, habite'es par une cinquantaine de sauvages trop vieux ou trop jeunes pour aller a la chasse. Je partageais doncmon temps entrel'e"tude approfondie de la langue des Montagnais et Tinstruction des quelques personnes quim'entouraient. Bientot la noire obscurite" qui enveloppait mon esprit, toutes les fois que je voulais me livrer a T6- VOYAGES ET MISSIONS. Ill tude de la langue, commen^a a se dissiper. Je voyais des clartes la ou, jusqu'a ce jour, je n'avais vu que des tnebres. Je comprenais que pour dominer ces barbares par la parole, seule arrne possible, il fallait avant tout parler mieux qu'eux. Pouss6 par cette volont6 inbranlable qui seule pouvait m'empecher de faiblir, je travaillaisavec plus d'ardeur que jamais, et dja je me posais en pens^e au milieu de mes sauvages, qui, au lieu de me dire : Tu paries comme un enfant, tu ne sais pas parler, se diraient en m'entendant : 11 parle mieux que nous , done il est plus homme que nous. CHAPITRE XI ArrivSe des hommes a poil. Leur naivete". Leur curiosite. Le missionnaire commence a se faire comprendre en lan- gue montagnaise. Arrivee de nouveaux sauvages. II leur apprend a lire. Dans les premiers jours de Janvier 1850, il m'ar- riva, des bords de la mer Glaciale, environ 1 50 sau- vages, qui, tout en apportant le produit de leur chasse, venaient dans lapense"e d'entendre parler de cette religion qui, leur avait-on dit, rend les hommes heureux et les fait vivre longtemps. C'e"taient bien la les sauvages tels qu'on peut se les figurer. Converts de la tete aux pieds de peaux de caribous , ils auraient plutot ressemble' a des ani- maux f^roces qu'a des etres humains, si le coutelas qui pendait a leur ceinture, leur carquois, leurs arcs etleurs fleches, n'avaient indiqu6 que c'^taient la des chasseurs. VOYAGES ET MISSIONS. H3 Jamais vacarme pareil a celui que firent ces sau- vages en entrant dans le poste, criant, hurlant comme des demons, frappantauxportes, gesticulant comme desforcene"s ; un instant je leur crus des dis- positions hostiles. C'e"taient pourtant des hommes francs et na'ifs, de ces natures primitives chez lesquelles il ne fau- drait qu'une bonne semence pour faire 6clore des e*pis nombreux. A peine je m'e"tais montre" qu'au premier signe ils cesserent leur tapage, et, s'approchant de moi, s'assirenfsur leurs talons, prets a couter ce que j'allais leur dire, ou plutot ce que j'allais leur r- pondre, car Tun d'eux, qui me parut leur chef, me ditaussitot: Tu es venu pour nous parler de Dieu , l'as-tu vu ? Non, je ne 1'ai pas vu, mais je connais sa pa- role. Mais si tu ne 1'as pas vu, comment peux-tu le connaltre ? On le connait par ses ceuvres, et surtout par ce qu'il a dit lui-meme. Du reste, il habile le ciel, c'est la que nous le verrons et que nous serons heureux avec luL Qu'est-ce qu'on mange dans le ciel? y a-t-il des caribous, des orignaux, des poissons? H4 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. II y a tout ce qui est beau, tout ce qui est bon, puisque le bon Dieu, notrepere, nous dit que nous y poss^derons tous les biens sans exception. Oh ! alors je veux y aller, car je suis souvent malade, je jeune faute de pouvoir travailler, et je serai bien content d'etre dans un lieu ou Ton mange bien sans rien faire. Instruis-toi, tache de connaitre la religion, et Dieu, qui est plus riche que tous les commereants, te donnera tout ce qu'il faudra sans avoir la peine de compter. Oh ! oh ! s'e~cria le sau vage, ce sera bien com- mode de vivre dans le ciel ! A-t-on des habits de drap fin clans le ciel? Puisque c'est Dieu lui-meme qui se charge de nous vetir, ne te mets pas en peine de quelle qua- lite seront tes habits, ils seront beaux et bien faits. As-tu e"t quelquefois dans le ciel, toi? as-tu vu ceux qui y demeurent? comment sont-ils habille"s? Je ne les ai point vus, mais Dieu nous a dit qu'ils sont revetus d'habits aussi 6clatants que le soleil. Oh ! alors, fit le sauvage en poussant un gros 6clat de rire, il ne doit pas faire froid dans ce pays-la? II n'y fait ni froid ni chaud, on y est dans une temperature e"gale. VOYAGES ET MISSIONS. 115 - Y a-t-il de la neige ? II ne peut pas y en avoir, puisqu'il n'y fait pas froid . Alors j'aime mieux rester sur la terre, parce qu'a 1'autoinne, si la neige se fait trop atlendre, je m'ennuie. Oui! lui dis-je, mais comme tu ne peux pas toujours rester sur la terre et que dans le ciel Dieu donne tous les biens, on ne s'y ennuie jamais : il faut done prier Dieu, le servir, tre bon, non-seu- lement pour gagner le ciel, mais aussi pour 6viter la maison du demon, YEDADIYI KOUNWE. Je ne veux pas aller a la maison du d6mon, s'6cria-t-il. C'est pr6cisment pour t'eh garantir, toi et tes compagnons, que je suis venu ici; je veux vous ap- p rend re a faire le bien et a 6viter le p6ch6. Je ne sais quels p6chs je commets ; de temps en temps quand ma femme me fait mecontent, je lui donne des coups de baton, je crois que c'est la mon seul p6ch6. Je t'apprendrai plus tard en quoi consiste le p6ch6 et ce qu'il faut faire pour aller au ciel ; confie- toi a moi : venez m'entendre tous chaque fois que vous reviendrez de la chasse, et Dieu fera le reste. 116 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Mais les femmes sont-elles mauvaises dans le ciel? Elles ne sont pas plus mauvaises que les hom- ines, puisque tout le nionde y est bon. S'il en est ainsi, je serai content, car les fem- mes jusqu'ici ont &t6 la cause de toutes mes m6chan- cets. Ces sauvages, quej'appelais les hommes dpoil. se retirerent satisfaits de mes explications ; ils partirent le lendemain en promettant de revenir plus tard avec leurs families. Je venais de constater mes progres dans l'6tude du montagnais. II Vers la fin du mois de mars, un matin, comme j'6tais a tudier tranquillement dans ma chambre, j'entendis tout a coup les portes s'ouvrir avec fracas ; des voix nombreuses retentissaient dans le poste. Surpris de ce bruit inusit6 a pareille ^poque, je me dirigeai du cote d'ou venaient les clameurs... ; c'^tait une vingtaine de families sauvages qui arrivaient du desert. Le temps nous a paru bien long depuis 1'au- VOYAGES ET MISSIONS. 117 tomne dernier que nous t'avons quitt6, me dit Tun d'eux. Nous avons hat6 notre retour, afin que tu puisses nous instruire, nous voici tous a ta disposi- tion, nous t'e"couterons et tu nous baptiseras. Ces sauvages elaient des environs d'Atthabaskaw. Je lui re"pondis : Si toi et les tiens vous tenez vos promesses, moi je tiendrai les miennes : je vous instruirai, et je ferai de vous des hommes par le bapteme. Ill Je puis dire que c'est ce jour ou commence re"elle- ment mon apostolat; soir et matin je re"unissais mes neophytes. Je commengai par exposer a leurs yeux de gros caracteres que j'avais Merits en leur prop re lan- gue. Mon but e"tait de les initier d'abord h la parole ta'ite. J'eus besoin d'une patience peu ordinaire. D&s les premieres legons, tout ce que je demandais a Dieu pour 1'instant, c'^tait de parveniraen initier quel- ques-uns, afin de bien leur faire comprendre que je n'exigeais pas une chose impossible. Chaque jour il arrivait de nouvelles families, toutes plus empres- s6es les unes que les autres, mais toutes, an pre- mier abord, croyaient a I'lmpossibilite de compren- H8 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. dre mon alphabet. Enfin au bout d'une quinzaine de jours, j'avais trois jeunes sauvages qui pouvaient e*peler quelques mots. Ce phnomene encouragea les autres; ils ne douterent plus de mon talent qu'ils disaient surnaturel. Pendant ces quinze premiers jours, j'avais baptise" une trentaine d'enfants, regularise" plusieurs ma- riages, et surtout empeche' plusieurs vengeances en rconciliant des ennemis mortels. Outre mes lecons de lecture, je faisais chaque soir un petit discours; ils m'e"coutaient avec bonheur, surtout quandje leur parlais de la France, et que je leur faisais le r6cit des ce>e~monies religieuses. Sentant que j'elais compris et le coeur satisfait, je rendais graces a Dieu. Malheureusement l'e"poque de leur depart pour la chasse arriva; ils me quitterent la plupart en pleu- rant, et emporterent dans le desert quelques tableaux ou j'avais trace" des caracteres de leur langue, me pro- mettant tous de bien e~tudier sous leurs tentes. CHAPITRE XII Henry Faraud continue I'tHude des langues. 11 congoit le pro- jet de se construire une maison et une chapelle, met la main a 1'oeuvre; 1'edifice s'e"leve. U regoit une deputa- tion de sauvages. Leur stupefaction a 1'aspect du monu- ment. Leurs discours. Le missionnaire leur promet une visile. I Je me remis done a 1'elude des langues avec plus de courage et de t6nacit6 que jamais. Mes succes me donnerent bientot la confiance de faire des progres plus rapides, et cette certitude m'enhardit a exe"cu(er un projet que j'osais a peine concevoir naguere. Ce projet qui aurait 6t une folie si Dieu n'en avait pas t 1'inspirateur, consistait a cr6er sur la plage d'At- thabaskaw un tablissement autour duquel vien- draient se grouper les families sauvages au retour de la chasse. Quels etaient mes moyens pour entreprendre un \W DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. pareil travail? Auctm. Je me trompe; j 'avals foi dans le secours de Dieu, j 'avals la volontS de le servir, le courage de la jeunesse et Famour de I'humanit6 : mes devoirs de missionnaire. II Je ne pouvais demeurer plus longtemps dans le poste ou j 'avals rec,u 1'hospitalite", ou j'e"tais pres- que un embarras; cette situation precaire ne me laissait aucune liberty d'action. Non loin un large plateau granitique dominait le lac et la plaine. II me parut convenir singulierement a l'accomplissement de mon dessein. En face de ce monticule est une large baie forme'e par le lac Atthabaskawetla riviere des Esclaves, der- riere lesquels splendent des plaines mare"cageuses. C'est la que je reve une cit6 florissante. J'y vois deja surgir des e"glises, des maisons, des chateaux; je reve de desse'cher les marais, d'ouvrir des ca- naux, d'abattre les grands arbres et de tirer des entrailles de cette terre que la neige couvre huit mois de l'anne"e, de quoi entretenir le personnel d'une mission. VOYAGES ET MISSIONS. 121 III Le 6 mai 1850, je partais r6solument une hache & la main pour la foret voisine, accompagne" de deux jeunes sauvages dont j'avais fait mes serviteurs. Mal- gre" mon peu d 'experience dans le metier de buche- ron, j'elais parvenu au bout de la journ^e a abattre quatre beaux pieds de ehene ; mes deux serviteurs s'occupaient a en couper les branches, et ainsi alle*- ge*s, nous pumes le lendemain les amener sur le haul du plateau. Ce travail dura une quinzaine de jours. Bientot j'eus runi les gros bois ne~cessaires a une maison et a une chapelle. Mes doigts converts d'ampoules durant les pre- miers jours se durcissaient peu a peu, et je pus commencer a ^quarrir des charpentes. Pendant que mes deux sauvages travaillent a scier les planches, je dresse une tente ou j'installe une veritable boutique de menuiserie et d'eb&nisterie : je confoctionne des fenetres, des portes, des banes; je fais des tables, des chaises, des lits et d'autres meubles aussi commodes que ne"cessaires. A la fonte des neiges je nivelle la place o\\ j'ai le projet de m'd- 122 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. tablir. J'en arrache les arbres et les broussailles, enfin je construis ma maison et a cot d'elle une grande salle qui me servira provisoirement de chapelle. Apres sept mois de ce rude labour, j'etais parvenu a cr6er un premier eHablissement auquel il ne man- quait, pour etre habitable, que des details d'int6- rieur. IV J'6tais occup^ a 1'organisation de cet interieur, lorsqu'il m'arriva urie deputation des envoy6s de tous les sauvages qui habitent les bords du grand lac de* Esclaves. Us venaient m'inviter a les visiter. G'6taient des vieillards qui, avec un costume plus civilis6, auraientpu recevoir la qualification de v6n- rables. A 1'aspect de ma maison , iis s'arret^rent 6bahis. Je leur expliquai comment, seul, j'etais parvenu a la construire. Us pousserent des cris d'6tonne- ment. Ces braves gens faillirent me donner de 1'or- gueil. Je leur montrai galement et peut-etre avec une certaine vanity d'artiste les meubles que j'avais fabri- qu^s. VOYAGES ET MISSIONS. 123 Quand ils eurent bien tout admir6, tout touch6, bien questionn6, un des ambassadeurs me dit : Regarde mes cheveux blancs; bien d'aulres de nos freres sont plus vieux que nous, les laisseras-tu mourir sans qu'ils voient, sans qu'ils entendent le parleur du bon Dieu? Nous sommes mauvais vivants sans doute, mais nous avons oui dire que le bon Dieu t'avait donn6 une eau qui efface les mauvaises ac- tions. Viens, tu nous laveras. . . Nos fr&res te font dire qu'ils sont prets a faire tout ce que tu voudras. Ne laisse plus nos enfants mourir sans bapteme et nos vieillards seplier pour ton jours sans avoir eu la seule consolation qu'ils dsirent, celle de voir, toi qui es Dieu, toi qui es \eparleur du puissant. Aprfcs quelques instants de reflexion je r^poridis : Tes paroles sont descendues dans mon coeur; elles 1'ont mis en moi. Je ne saurais r^sister a 1'invitation que tu me fais. Je suis seul icL mais je laisserai ma maison a la garde de Dieu, et le printemps prochain, a la 'nouvelle terre, lorsque les glagons auront coul6 sur la grande riviere, je ferai couler mon canot apr&s eux et j'irai vous voir. Tu peux Tannoncer a tes freres. Merci, merci, r6p6terent-ils ensemble, tous nos freres seront heureux. Avertissez-les, leur dis-je alors en riant, que je 124 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. leur defends de mourir, car je A 7 eux tous les voir. On ne meurt point expres, fit un des vieillards d'un tori grave, mais, comme tu nous 1'ordonnes, nous le leur dirons. CHAPITRE XIII La maison est termine"e. Admiration des sauvages. Impressions. Comment on devient souverain. I Enfin j'6taischez moi, je pouvais dire tout aussi bien que le propri^taire le plus fortune de France : J'AI MA MAISON. Oh ! comme je dormis d'un bon somme et quels beaux reves je fis la premiere nuit ou je couchai dans ma maison. Le matin, quand je me r^veillai dans ma paisible cellule, quand je^vis ma table, ma chaise, mon prie- Dieu, mon crucifix, il me sembla qu'un bon ange m'avait transport^ dans mon \illage ; je me crus dans la chambrette ou je couchais petit enfant. Un rayon de soleil perga l'6troit vitrage, mes yeux it ; mais je sais que cela me fera plus de bien, si tu le manges, que si je le mangeais moi-meme ; car enfin tu es mon pere. CHAPITRE XVI La riviere au Sel. Orage. Inondation. Trois jours entre la vie et la mort. Le missionnaire ne meurt point. La tempgle se calme. L'esquif est remis a flot. Une nouvelle tempiMe. Difficile traversed. L;I prolectrice des voya- geurs. Le beau temps revient. Arrive"e au fort Resolution. i La riviere au Sel tire son nom d'une source de sel qui coule sur ses bords. Le sel surgit de cette source comme d'un immense entonnoir souterrain. C'est d'abord une eau limpide, qui se crislallise quelques instants apres et donne une quality de sel superieure a celui de la mer. II a a peu pres deux fois plus de force. Apres un repos de vingt-qtiatre heures dans la demeure deBeaulieu, je remis ma barque a flot, et, accompagn6 de mes deux sauvages, je continual ma route comptant sur les oiseaux du ciel pour notre nourriture de chaque jour. Heureusement ils ne 10 146 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. nous firent pas deTaut, car a peine e~tions-nous partis que nous tuames trois oies et deux outardes. Nous voila riches et approvisionne's pour deux repas au moins. II C'e'tait un samedi soir, veille de la Pentecote, nous naviguions depuis deux jours dans la riviere au Sel. Le soir du deuxieme jour, nous nous arretames au pied d'une cote escarped. Comme nous de\ions partir le lendemain dans la matinee, la barque fut amarre'e a un petit ilot de sable a peine eleve" de quelques centimetres au-dessus de la surface de 1'eau , et la nous dressames nos tentes. Mais voila que pendant la nuit, le ciel se couvre de nuages, un vent orageux se leve faisant rebrousser la riviere vers sa source. Bientot la pluie tombe par torrents, et 1'ilot ou nous nous trouvons estinond<. Mes deux sauvages rivalisent de zele pour me pr6- server de 1'eau. 11s coupent des branches de saule et les tendent dans ma tente, formant ainsi un 6chafaudage sur lequel je me blottis pniblement. Mais 1'eau monlait toujours. Us mettent branches sur branches, en mettent encore, jusqu'a ce qu'il ne VOYAGES ET MISSIONS. 147 reste plus qu'un petit espace tout a fait au haul de la tente. L'eau continuait de s'e"lever. Ne pouvant plus exhausser ce parquet d'un nou- veau genre, mes deux sauvages vinrent se placer a cote" de moi, s'estimant heureux, disaient-ils, d'etre noyds pres de leur pere. Un instant nous fumes obliges de nous tenir de- bout; le niveau s'e"taitconsidrablement exhausse", et la tempetegrondait toujours,ettoujours la pluie torn- bait a torrents. mon Dieu! disais-je int6rieure- ment, permettrez-vous que je meure ayant encore si peu fait pour votre gloire? Parfois mes deux compagnons se d6sesp6 raient ; et je relevais leur courage en leur montrant ma croix de rnissionnaire. Vous mourrez martyrs de votre denouement a votre pere, leur disais-je, et celui qui est mort pour vous stir cette croix vous rcompensera. Et quand je les voyais plus abattus encore : Ne craignez rien, disais-je, le missionnaire ne metirt point, et vous etes avec moi. Comme nous n'avions aucune espece denourri- ture, mes sauvages avaient pratique" un petit trou au haul de la tente, et quand les oies ou les outardes tombaient abattues par la tempete, ils parvenaient a en tuer quelques-unes. Nous les saisissions au moven 148 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. d'une longue perche, et nous les mangions toules crues. Pendant trois jours et quatre nuits nous restcimes dans cette horrible situation. Non, le missionnaire ne meurt point. Dieu veil- lait sur lui, car Marie prote"geait son enfant. Apres une derniere nuit de souffrances et d'anxi6t6 des plus cruelles nous vimes que la riviere avait di- minue', 1'orage ne grondait plus. Nous ptirnes alors descendrede riotre e"chafaudage de branches et sortir de la tente, n'ayant de 1'eau que jusqu'a mi-jambe. Le ciel elait redevenu clair, les oiseaux dans les ibrets voisines chantaient la gloire de 1'astre du jour qui se levait radieux derriere la cime des grands arbres. Ill Notre frele esquif tait remis a flot ; a chaque instant nous rencontrions des voltes d'oies et d'ou- tardes; ces oiseaux elaient tellement joyeux de voir le beau temps qu'ils semblaient avoir perdu Tinstinct de leur conservation, aussi mes sauvages en profite- rent-ils pour en tuer un grand nombre : en moins de VOYAGES ET MISSIONS. 140 deux heures nous en avions une trentaine dans notre canot. Le soir nous reposions nos membres fatigue's sur une belle pelouse, oubliant de"ja les souffrances pas- s6es quand nous erilendimes a deux pas de nous une voix qui disait : Tons nos freres sont dans I'impatience, et le parleur du bon Dieu ne parait pas encore ; lui se- rait-il arrive" quelque malheur ? A ces mots, je vismes deux compagnons se lever, puisjeles entendis pousser un grand e~clat de rire. C'e" talent deux sauvages qui veriaient a ma rencontre et qui, mevoyant si attard, faisaient ainsi leurs r6- flexions tout haul. Mes deux compagnons les appelerent. Quand les deux nouveaux venus m'apergurent, ils tomberent c^ genoux, comme frappe's de la foudre. Pere, me dirent-ils, quand leur Emotion leur permit deparler, nous 6tions impatients de te voir, nous avions faim de ta parole; c'est pour cela que nous sommes venus, sachant ce que tu avais promis Fan dernier a nos vieillards. ISO DIX-HWT ANS CHEZ LES SAUVAGES. IV Nous partimes le lendemain matin vers neuf heures, avec ces nouveaux rameurs, Nous ar- rivmes bientot aux cinq branches de la riviere, et le grand lac des Esclaves se deroula a nos regards avec ses myriades d'ilots verdoyants. Avant de traverser la derniere baie qui nous s6- parait du fort Resolution situ^ sur 1'autre rive du lac et ouse trouvaient runis les sauvages, nous fimes halte, car le vent me paraissait trop violent pour ha- sarder le passage. Cette multitude d'hommes venus presque de tous les postes du district du fleu ve Mackensie taient cam- ped sur 1'autre bord impatients de me voir, je de- mandais a mes conducteurs s'ils croyaient qu'on put passer ; eux qui autant que moi (Maient d&ireuxd'ar- reiver, dissimulant le danger a mes yeux, me direrit qu'a la rigueur on pouvait le tenter. Mais a peine avions-nous fait un demi-kilometre que, n'eHant plus abrit^s par les lies circonvoisines, un vent affreux souleva les vagues, et nous vimes notre canotbattu affreusement. D^jade grosses lames avaient monde" le frele esquif que je tentais vaine- VOYAGES ET MISSIONS. 151 ment de vider, je sentais le canot plier devant les flots courrouce's. La poupe et la proue menacaient dese re^unir, nousallions etre engloutis; mes com- pagnons 6pouvantes s'e"criaient : C'esten vain que nous luttons et que vous cher- cheza viderle canot, nous sommes perdus. Ayez confiance, leur rpondis-je. Sortant en ce moment supreme une petite statuette de la sainte Vierge, qui ne m'a jamais quitt6 et m'a toujours prote'ge', je leur dis : Voici la protectrice des voyageurs, c'est notre mere, mettons-nous a genoux et laissons aux vagues la liberty d'agiter notre canot. Nous avions a peine commence" notre priere que les seize cents on dix-buit cents sauvages qui nous regar- daient venir en poussant des cris de terreur a 1'aspect de notre lutte de"sespe"re"e, s'agenouillerent instinctive- ment sur le rivage en faisant le signe de la croix, seul signe religieux qu'ils connussent encore ; ils sem- blaient ainsi unir leurs prieres aux notres. Quelques instants apres le vent se calmait, nous e"tions hors de danger. Je m'toiai alors dans un transport de reconnais- sance : 152 D1X-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Quel est celui, quelle est celle qui nous pro- I6ge? Les vents et les flots lui obe"issent. Bientot nous abordions au petit quai en avant clu fort Resolution. CHAPITRE XVII Le missionnaire au fort Resolution. Discours. Ovation. Le missionnaire commence a instruire les sauvages. Com- ment il leur apprend a lire. Rt5sultat extraordinaire. Le missionnaire se fait K'gislateur. Une femme courageuse. Jugement difficile. Retour a Atthabaskaw. Les sauvages saisis d'admiration et de recon- naissance s'&aient re'uuis en masse autour de moi, ne pronongant pas une seule parole. Je me dirigeai vers le fort, el aussitot, un passage mutant ouvert, j'avangai lentement au milieu de leurs rangs series, leur touchant la main a droite et a gauche suivant Fusage. Jamais triomphateur arrivant au milieu de son peuple n'a regu plus de t^moignages d'amour et de respect. Quelques-uns versaient des larmes, d'au- tres disaient : 154 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Quelest celui qui vient nous visiter ? II faut que celui qui l'a envoye" soit bien beau, puisque lui pa- rait si bon. Et les meres disaient : 41 Void, mes enfants, le parleur du bon Dieu. Ceux qui avaient 6t6 le voir I'ann6e pass6e n'ont pas menti. Voila que nous le voyons de nos yeux... le voila... En ce moment, un vieillard octog6naire pergait la fouleet, arrivant amoi tout essouffle", meparla ainsi : Regardez mes cheveux blancs, mes reins affai- blis par les ans m'oiit fait courber vers la terre, souvent je 1'avais dit : fasse le Ciel que je vive assez longtemps pour voir son parleur I Le voila... <' pendant le cours de 1'hiver qui vient de s'6couler, chaque jour me paraissait un mois et chaque so- leil levant jeremerciais Dieu de revoir la lumiere, j'6tais malade et abaltu et je disais a mon grand- pere (Dieu) : Quelques-uns des notres ont 6t6 voir lepretrel'an pass6, et le pretre leur a dit : Dites a vos vieillards quejV leur defends de mourir, je veux les voir tons, me laisserez-vous d6sob6ir a ses ordres ? Le grand-pere a 6cout6 mes prieres et avant de ((me plier pour toujours je tevois... je sais que tu as une eau qui lave et qui purifie le coeur, tu ne VOYAGES ET MISSIONS. loo partiras pas d'ici avant de 1'avoir vers^e sur moi, et alors je mourrai content. II Enfiri je pus arriver au fort ou le chef traiteur m'a- vait fait prparer un appartement, et le lendemain je pus commencer a reunifies sauvages. Je n'avais que peu de temps a donner a cette mul- titude qui bientot devait repartir pour la chasse, je voulais cependant les instruire assez pour pouvoir leur donner le bapteme. Je commenced par crire en caract&res deleurlan- gue, sur des bouts de papier, les verit^s fondamen- tales dela religion. Je les leur rp6tais quinze a vingt fois, etquand trois ou quatre des plus intelligents les savaient, j'elablissais des groupes autour d'eux a qui ils les enseignaient. Par ce moyen au bout de huit jours tous les sauvages savaient le Pater et pouvaient reciter le chapelet en commun. Au bout de ces huit premiers jours, je leur crivis les prceptes de morale, puis des prikres, et je puis 1'affirmer, pas un de mes morceauxde papier ne fut perdu, tous porterentleur fruit. 156 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. C'est peut-etre le plus grand effort qui ait et6 ac- compli en fait d'instruction. Ill Comme ces sauvages e"taient tous plus on moins polygames, la difficult^ la plus se*rieuse elait de les marier. En consequence, je les avertis que contrairement a leurs usages le mariage etait un acte libre et que je ne voulais pas qu'aucun d'eux donnat son consentement ou 1'exigeat sans une complete in- d6pendance, quant a ceux qui avaient plusieurs c femmes, ils pouvaient choisir celle qu'ils aimaierit a le plus jeune ou vieille, mais il 6tait con- venable pourtant qu'ils prissent la plus ancienne ou celle qui avait le plus d'enfants. II parait que le mariage provoque partout un peu le rire. -Le lendemain j'entendais dire aux sauvages, tout en se rendant chez moi : Nous allons nous marier... J'en avais r^uni un certain nombre dans 1'appar- tement ou je me trouvais. Je comprenais que les sauvagesses fussent fieres en VOYAGES ET MISSIONS. 137 pensant qu'elles pourraient de"sormais agir avec des droits gaux. J'inscrivisleursnoms, et, apres avoir discute" avec ceux qui avaient plusieurs femmes quelle e"tait celle qui dcvait obtenir la preference, je leur dis : Vousallez sortir aujourd'hui de l'e"tat de brutes dans lequel vous avez vcu jusqu'ici, c'est au nom de Dieu et en presence de tous vos freres que vous allez vousmarier. Le mariage a ele" fait par Dieu lui- meme, etmoi, son ministre, je veuxen son nom que IV'pouse ait la meme liberte" que l'e"poux, declarant indigne du nom d'homme celui qui va danslatente de son voisin pour lui prendre sa fille de vive force. Je vais done vous marier et je vous defends de dire GUI quand votre coeur dira NON. C'est la volonte" de Dieu. J'appelai alors un premier couple. Le mari s'appelait TOQEIYAZI (petit foin). La femme s'appelait ETHIKKAN (tete bruise). Toqeiyazi, dis-je au mari, veux-tu Ethikkan pour Spouse ? Oui. Ettoi, Ethikkan, veux-tu Toqeiyazi pour 6poux? Non, rpondit la sauvagesse a ma grande stu- p^faction et a celle non moins grande de son mari, et se tournant en face de celui-ci, elle continua: 158 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Tu m'avais prise par force, tu es venu dans notre tente, tu m'as arrache"e a mon vieux pere, et tu m'as trainee dans la foret. La je suis devenueton esclave parce que je te croyais le droit d'etre mon maitre, mais le pretre vient de nous dire que Dieu donnait a la femme la meme liberty qu'a rhomme je veux jouir de cette liberte", je ne te veux point. Les sauvages te"moins de cette scene se regardaient iriterdits, les sauvagesses tremblaient comme a 1'ap- proche d'un grand malheur, les paroles que ve- nait de prononcer Ethikkan 6taient le renversement de 1'ordre social de ce peuple. Quant a moi, je promenais sur tous un regard assure", ne te'moigriant aucune surprise. Tout a coup et comme e"lectrise"s, les sauvages s'^crierent : Voila une femmecourageuse... elle a raison. Ce fut le d6noument heureux de cette scene Strange. Je pusc^l^brer ce premier jour une vingtaine de manages, mais une pareille scene ne se renouvela plus : sans doute des lors les sauvages eurent soin de bien s'assurer de la volont6 de leur fiancde. VOYAGES ET MISSIONS. 150 IV Dans la soiree un vieillard se pre"senta a moi avec ses deux Spouses et me dit : Voici mes deux femmes, je prendrai celle que tu me donneras. Ce n'est pas a moi, lui re"pondis-je, a faire ce choix, indique-moi toi-meme celle que tu'veux. Mon coeur est bien malade et batbien fort, fit le sauvage. J'ai depuis longtemps ces deux fem- mes, elles ont toutes les deux des enfants... Je les aime 6galement... Je m'adressai alors aux deux femmes, et je leur dis : Delerminez entre vous deux celle qui doit res- ler. Toutes deux me re*pondirent en larmoyant : II ne nous appartient pas de decider. Combien avez-vous d'enfants?leur demandai- je- Elles en avaient quatre chacune, seulement la plus vieille avait deux gargons d^ja en age de chasser, tandis que 1'autre n'avait que de petits enfants. Je dis alors a la plus ancienne : Tu vois que tu ne seras pas de'laisse'e, puisque 160 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. tu pourras vivre avec tes enfants, veux-tu que je donne ta compagne pour Spouse a ton mari ? Elle me r^pondit un oui si douteux qu'il 6tait Equivalent a un NON. Me tournant alors du cot du vieillardje luidis : Et toi, qu'en penses-tu? Rien, dit-il, tu es maitre. Je ferai ce que tu voudras. Je me d^cidai enfin pour la plus jeune. Des que le mari eut accept^, la vieille rompant le silence qu'elleavait gard6 jusque-lase leva furieuse, disant a son mari : Est-ce ainsi que tu me recompenses de ma fid6- litE ? C'est moi jusqu'ici qui ai eu soin de toi, ma rivale ne raccommodait pas meme tes souliers, et maintenant tu la prends pour ta I6gitime Epouse. Je dus me raidir clevant ces plaintes, quoique mon coeur en fut navr6 et maintenir mon juge- rnent. Les manages finis, j'invitai tous les sauvages a venir se confesser, afin de leur donner a chacun en particulier les avis dont ils pouvaient avoir be- soin. VOYAGES ET MISSIONS. 161 Us furent si fiddles a mon invitation, que pendant les cinq semaines que je restai parmi eux ils ne me laiss&rent pas le temps de dormir. Quelquefois, au milieu de la nuit,quand la fatigue m'accablait, je m'accoudais sur une chaise, un sauvage entrait me remuait fortement et me di- sait : Je veux me confesser. Mais, mon ami, il faut bien que je prenne un peu de repos. Je le sais, mais tu dois partir bientot. Je ne puis pas vivre avec la masse de mauvaises actions que j'ai sur le cceur. II faut que je te parle. Un sauvage lui-meme a besoin de communiquer ses pens^es. Pendant mon s6jour j'avais pu initier quatre jeu- nes gens des plus intelligents a la lecture et a l'6cri- ture ; je leur laissai des manuscrits et des alpha- bets, et Tun d'eux, appel6 Joseph Touza, qui depuis est venu me faire plusieurs visites a Atthabaskaw, a eu assez de zele et de courage pour apprendre a lire a plus de quinze cents sauvages. Je repartais joyeux de ces rsultats, et apres douze jours de voyage, 6toufK cette fois par la chaleur et d6vor6 par les moustiques, j'6tais de retour a mon 6tablissement d' Atthabaskaw. 11 CHAPITRE XVIII Bonheur de revoir sa maison. Joie des sauvages a Parrive'e du missionnaire. II travaille a la construction d'une e~glise. Retour des sauvages. La plupart ont appris a lire dans les deserts. Leur satisfactionde revoir le pere. Un sauvage exalte". Les sauvages repartent pour la chasse. Le mission- naire reprend ses travaux de construction. II est fatigue pour la premiere fois de sa vie. Les sauvages arrivent de nouveau mieux disposed que jamais a se convertir. Le missionnaire leur promet de leur faire entendre la voix de Dieu. I Je trouvai mon 6tablissement bien desert, 1'herbe avail pouss6 sur ce sol que nul pas humain n'avait foul6 depuis le jour de mon depart. Et cependantje revoyais cette demeure avec une joie ind6finissable. Jeretournais a Atthabaskaw comme onretourne dans sa patrie, je rentrais dans ma maison avec la joie de 1'enfant qui, apres une longue absence, retrouve le toit qui 1'a vu naitre! Dans cette maison, n'6tais-je pas n6 une seconde fois ? Cette plage VOYAGES ET MISSIONS. 163 d6serte, n'6tait-ce pas la patrie adoptive ou m'avait appe!6 la voix de Dieu ? Quelques vieillards, quelques femmeset quelques enfants sauvages,tous ceux que Tage empechait d'e- tre a la chasse, s'6taient trouv^s surle rivageal'heure de mon arrive, et lous m'avaient accompagn6 au haut de mon rocher. Les paroles d'amour de ces pauvres gens, leurs ttooignages expansifs de bon- heur, ajoutaient encore a majoie de revoir des lieux qui m'offraient de si douces consolations. Le lendemain je disais a mon serviteur : En attendant le mois d'octobre, poque de I'arriv^e de tes fibres qui sont a la chasse, nous al- lons travailler a la construction de l'6glise. Mais, pere, comment faire? Nous ne sommes que deux pour Clever ces gros troncs d'arbre, que nous avons eu tant de peinea faire roulerjusqu'ici avant votre depart pour le lac des Esclaves. Aie confiance et courage, lui disais-je, nous nous ferons aider paries vieillards. II faut qu'au retour des sauvages I'e^glise soit commenced... tra- vaillons. Nous nous mimes r^solument a 1'ouvrage, mes doigts eurent encore a subir de rudes 6preuves, mais au bout de quelque temps ils s'eHaient de nouveau endurcis. 164 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Apres deux mois de travail, nous e"tions parvenus a dresser les charpentes et nous avions presque assez de planches pour le convert. Mais l'6poque de I'arrive'e des chasseurs approchait et avec elle 1'interruption de nos travaux. J'Stais certain maintenant de pouvoir montrer aux sauvages la carcasse du monument quejeleur avais promis. Ma satisfaction 6tait complete. II C'6tait a la fin du mois de septembre, et les chas- seurs commengaient h arriver. Tous, & mesure qu'ils apprenaient mon retour, venaient me voir et me t^moignaient leur joie ! chose surprenante : la majority maintenant savaient lire, les plus intel- ligents avaient appris aux autres, au milieu des deserts ; presque tous avaient tenu leur promesse d'6tudier dans leurs tentes au moyen des tableaux qu'ils avaient emporte's. Ill Un jour qu'lin grand nombre de sauvages 6taient r6unis chez moi, une de ces ames ardentes a qui Dieu VOYAGES ET MISSIONS. 165 a dparli plus de talents et plusde sensibility, m'a- borda et me dit : Sois le bienvenu,mon p&re, la courte absence que tu as faite nous avait attrist^s ; nous craignions que nos fr&res du Grand Lac ne te retinssent. Je suis jeune encore, mais il me semble que je ne me m^prends point sur tout ce que je vois, je parle peu, mais je pense beaucoup, dans deux ans tu as chang6 tout notre peuple. Je ne vois plus aujourd'hui d'enfants malades, de vieillards in- firmes, mourant de faim au pied des grands arbres de la foret, les jeunes gens en partant pour la chasse, ne condamnent plus a perir ceux des leurs qui ne peuvent pas les suivre ; ils leur laissent du poisson et de la viande s&che, je ne vois plus mes fr&res s'6gorger, ni les jeunes filles trainees dans les bois. Autrefois, je n'entendais invoquer que le puissant mauvais, je n'entendais que des cris de col&re, des chants de vengeance; aujourd'hui j'entends prier , lire , perorer. En trois ans tu as chang6 notre peuple, aussi tout le monde parle de toi et t'aime, tu es devenu la pens6e de tous. Je parle sans doute sans esprit, mais j'ai voulu te dire cela en presence des jeunes gens qui sont ici. Car moi je t'aime beaucoup et je voudrais que 166 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. tous les autresen fissent aulant. Malheureusement les jetmes gens sont tout feu en ta presence, et quel- ques-uns aussitot qu'ils font laisse' n'ont pas une conduite conforme aleurspromesses. Jeluir^pondis : Tu as parl6 sagement, c'est certainement Dieu qui a mis ces paroles dans ta bouche, continue a parler, quand bien me"me ce serait pour n'etre pas ecoute* ; tu auras toujours le nitrite d'avoir votilu le bien de tes freres, et un jour, quand tu auras fait pitie, tes enfants, qui semblent ne pas t'couter aujourd'hui, diront : C'est ainsi que parlait notre pere, et ils pratiqueront apres ta mort ce qu'ils semblent ne pas vouloir faire aujourd'hui. Tu dis vrai, la ve"rite" \ient de sortir de ta bou- che, r6pondit-il. Et tous les sauvages presents de s'e"crier : Si nous entendions souvent de semblables discours, nous neserions pas si m^chants et nous ne ferions jamais de sottises. En ce moment un vieillard un peu exalte" se leva et dit : Je n'ai ni tete ni m^moire, je suis un im- be~cile, je n'ai pas de facility pour parler, je ne sais point de discours, mais encore je veux dire un mot. Si notre pere prenait un bon baton et qu'il m'en VOYAGES ET MISSIONS. 167 donnat quand j'ai fait quelque chose de mal, je Ten remercierais. Tous les auditeurs s'6crifcrent : C'est en effet ce qu'il aurait de mieux a faire, et nous serions tons contents. Puisqu'il en est ainsi, leur dis-je, je vais faire fabriquer un gros fouet, il sera pret pour votre re- tour, prenez garde. C'est tr&s-bien, exclamerent les sauvages en riant; il y a longtemps que tu aurais du en avoir un, etils se retirerent. IV C'eHait le 15 octobre, les sauvages partaient pour la chasse. Les voyez-vous, ces rudes enfants des bois, dans leur costume pittoresque, compose d'6paisses four- rures? Un large bonnet a poil leur couvre le front, un carquois rempli de fleches, un fusil de gros calibre sont suspendus a leurs 6paules, une hache et deux couteaux pendent a leur ceinturon, ils sont la, r^unis par groupes de cinquante ou soixante, attendant dans la plaine le moment du depart. Tout a coup les groupes s'6branlent, se s6parent, et apr^s 168 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. les dernieres poignees de main, on les voit s'ache- iriiner lentement dans toutes les directions. Du haut de mon manoir je contemplais mes pauvres sauvages qui s'en allaient ainsi rester six mois de 1'hiver an milieu des forets, tous soutenus par 1'espoir d'apporter au printemps une quantity de fourrure qui les ferait riches pour 1'annee. Us etaient environ deux mille. La veille je leur avais donne ma benediction, j'avais distribue a chaque group e des tableaux ou j'avais trace en ca- ractfcres de leur langue des prieres et des pre- ceptes de morale, en leur faisant promettre de me les rapporter au retour, c'est-a-dire au mois de mars suivant. Presque tous savaienl le NOTRE PERE, et j'avais la consolation de les voir partir avec la certitude quele soir, groupers dans leurstentes, ils retiteraient en commun cette sublime prikre. Au milieu des deserts, quand la neige trop abondante empechera les sauvages de chasser 1'ori- gnal ou le caribou, quand le froid aura glace la riviere, ces hommes de la nature auront enfin une formule pour elever leur ame vers le Createur. Ils auront aujourd'hui le sentiment de 1'amour, eux qui n'avaient jamais eu quele sentiment de la crainte. Ils diront : Notre Pere quizes auxtieux, VOYAGES ET MISSIONS. 169 que votre nom soil sanctifie ! eux qui n'ont jamais cru qu'a la vie mate"rielle, ils diront : Mon Lieu \ que votre regne nous arrive. Eux qui n'ont jamais obe"i qu'a leurs sens, ils mettront la volonte de Dieu *au-dessus de leur volonte", et ils diront : Mon Dieu ! que votre volonte soit faitesur la terreet dans le del. Leur nourriture quotidienne, seule ne"cessite" de leur existence, c'est a Dieu qu'ils la demanderont. Eux chez qui le pardon des offenses est conside're' comme une Iachet6, ils diront : Mon Dieu, par- donnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons d ceux qui nous ont offenses. C'est a Dieu qu'ils demanderont de les delivrer du mal et de ne pas les laisser suecomber a leurs instincts barbares. vous qui n'avez jamais vu 1'homme qu'au mi- lieu des socie'te's civilise'es, transportez- vous en esprit dans une tente de sauvage, voyez ces tres que la nature a places sur une terre iugrate, qui jusqu'a ce jour n'ont eu que 1'instinct pour guide, la force pour loi , le present pour croyance ! .e"coutez la priere de ceux qui n'avaient jamais su prier. ficou- tez-les r^citant avec foi le PATER, ce programme 170 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. divin du christianisme, cette sublime expression d ' AMOUR et de CHARIT. L'amour et lacharite", deux mots jusquesalors in- connus chez ces barbares, deux sentiments que le christianisme a reveille's dans leurs coeurs et qui les ont re"ge"ne>6s. VI Mes sauvages partis, je repris mes travaux de con- struction et, simultane"ment, jeme mis a pre"parer un champ pour y semer des pommes de terre ; un vaste marais, aubas demon rocher, meparut convenable. Je voulus le drainer; j'avais remarque que la terre noire ainsi que les feuilles seches attiraient la gele"e pendant 1'^te" ; j'essayai done d'obvier a cet inconv- nient en creusant la terre a pres d'un metre de pro- fondeur et mettant la terre vierge au-dessus; pendant trois mois que dura ce travail, aide de mon unique serviteur, j'arrachai au moins deux mille pieds d'ar- bres et je charriai plus de mille tombereaux de pierres; j'prouvai a la fin une tres-grande chaleur dans les bras et dans les jambes. C'e~tait la premiere fois de ma vie que j'etais fa- tigue. Cependant j'etais satisfait, mon eglise etait quasi VOYAGES ET MISSIONS. 171 terming, mon 6tablissementainsi considerablement agrandi et j 'avals un champ ou je pouvais semer des pommes de terre, seule r^colte possible dans ce pays. VII L'hiver s'coula ainsi bien vite, ail printemps mes sauvages arriv&rent mieux disposes quejamais; puis ils repartirent encore; je leur promis de les faire jouir a leur retour d'un spectacle qu'ils n'avaient jamais vu ; de leur faire entendre une musique qu'ils n'avaient jamais entendue. Que sera-ce, pfcre, que sera-ce? me disaient- ils vivement intrigues. Soyez sages, leur disais-je, apprenez bien a lire et a prier. Montrez-moi que j'ai fait de vous des hommes, et a votre retour je vous ferai entendre la voix du Puissant qui vous appellera a la priere. J'avais projet6 la construction d'un clocher et j'attendais une cloche que dja j'avais demand^e. A peine les sauvages repartis pour la chasse,je mis la main a ce nouveau travail. CHAPITRE XIX Le missionnaire construit un clocher. Le sauvage nusye. Etonnement de ce sauvage en voyant que le pere est aussi savant que lui. II se convertit. II repart avec promesse de venir se faire baptiser dans un an. I J'&ais occupe* a construire mon clocher quand j'apercus venir de loin un sauvage deja cige" suivi de son e*pouse et de trois petits enfants. A chaque pas le sauvage faisait une genuflexion, puis se relevait en poussant des cris d'admiration. Du haut de mes e~chafaudages je le regardais at- tentivement, il m'elait inconnu. Je descendis alors de mon clocher, j'allai a sa ren- contre, et, apres lui avoir touche" la main, je 1'intro- duisis dans ma maison. Le sauvage s'assit avec une gravity remarquable, prit son sac a tabajc, chargea sa pipe, et 1'alluma en silence. VOYAGES ET MISSIONS. 173 C'6tait un homme de taille ordinaire, ses yeux lancaient des Eclairs : il avait le front large, les sourcils 6pais, le nez aquilin et un peu pointu, le menton long et les oreilles apparentes, tout en ce sauvage r^velait l'6nergie et meme le g6nie. Quand je le vis en train de fumer son tshe (pipe), je lui dis : ETLA UNLYE (comment t'appelles-tu)? DENEGONUSYE. Pourquoi es-tu rest6 si longtemps sans venir me voir ? Pourquoi? mais la chose est toute simple. Quelque simple qu'elle soit, je ne la comprends point. C'est bien simple pourtant, re"pondit-il, et ce n'est certes pas le manque d'affection, ni le cl^sir de te voir qui m'a arrete ; peut-etre plus que tout autre j'ai le dsir du bien et je te regarde comme uri Dieu descendu du ciel.. . Si je voyais Dieu lui-meme, je ne serais pas plus 6mu mais, continua-t-il apres une pause je nesuis point fait comme les autres; quand je parle, je veux etre compris, et quand on me parle, je veux comprendre. Or jusqu'ici on m'avait dit que tu parlais comme un enfant. Voila la raison pour laquelle je n'tais point venu te voir. Mais der- nierement j'ai rencontr^ un de nos amis qui m'a dit 174 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. que tu parlais comme un homme... et me voila. Mais, r6pondis-je, si tous avaient fait comme toi, je serais reste longtemps seul. Oui, mais je savais que d'autres venaient et qu'ils se contentaient du peu que tu savais dire si personne n'tait venu, je serais arrive^ le premier. H6 bien ! lui dis-je, le Fils de Dieu assure que les premiers seront les derniers et les derniers les premiers, voyons si tu seras du nombre. II se prit a rire en me disant : Je suis stir que tout ira bien puisque tu aimes a rire. Je commengai a 1'instant son instruction ; il m'6- couta avec un religieux silence, puis il sortit tou- jours avec sa meme gravit. Alors je fus t6mom d'une scene qui se reproduisit les jours suivants, ainsi qu'on va le voir, et qui t- moigne de la grande m^moire de beaucoup de sau- vages, de leur insatiable besoin de discourir et de 1'organisation puissante de quelques-uns, qui, 6levs dans d'autres conditions, auraient pu donner au monde des orateurs de premier ordre. Apeiuesorti de ma maison, D6ngonusy6 r^unit autour de lui quelques sauvages qu'il rencontra clans les environs, et, s'asseyant sur unepierre, il se mita les haranguer. Ilparlatoute la journ^e, et lanuit VOYAGES ET MISSIONS. 175 6tait \enue que j'entendais encore sa voix sonore et timbrel. Le lendemain, le tribun du desert vint de nou- veau me trouver et je continual a 1'instruire. A peine sorti, il recommenga ses harangues de la veille, et Men avant dans la nuit je 1'entendais encore pe"- rorer. Mais pourquoi parles-tu tant ? lui dis-je quand il revint chez moi. II y a de quoi te rendre malade et empecher tout le monde de dormir. Pourquoi ? me r6pondit D6ngonusy6 ; la chose est naturelle : quand je viens ici et que tu me paries, c'est sans doute afin que je retienne ce que tu me dis; orle meilleur moyen, ce me semble, pour ne pas 1'oublier, c'est de le renter aux autres : voila pourquoi je parle si longtemps. Ilyavait a peine dix jours que j'avais commence^ 1'instruction de ce sauvage que deja il avait retenu toutes les choses importantes de la religion. Alors Dn6gonusy6 m'annonga qu'il devait partir et je lui dis : Tu es assez instruit maintenant ; si tu veux, je te donnerai le bapteme. Non! me rpondit-il, je n'ai encore rien fait )ur le bon Dieu. 176 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Eh bien ! lui dis-je, quand tu auras fait quelque chose, tu reviendras, et jete baptiserai. II partait pour un an. II retournait a cent cinquante lieues, sur les bords de lamer Glaciale, d'ou il&ait venu exprfcs pour me parler. Dans un an je reviendrai te voir , dit D6n6go- nusy6 en me serrant la main. CHAPITRE XX La nouvelle eglise est terminSe. Le missionnaire revolt tine cloche. Arrivee de M. Grolier. Le missionnaire n'est plus seul. Bonheur de revoir un Frangais. La cloche est place"e. Surprise et terreur des sauvages en 1'entendant. La voix de Dieu. Les sauvages se groupent en plus grand nombre autour du clocher chre*tien. Le missionnaire projette une nouvelle e"glise de vingt metres de long sur douze de large. 1 Ma nouvelle Eglise 6tait terminee, mon champ en- semence", il ne me manquait plus que la cloche, que les barques de la Compagnie devaient m'apporter de jour en jour, et qui m'arriva avant le retour des sauvages ; nous travaillames aussitot a la placer : ce qui fut 1'affaire de peu de temps, et j'attendis, heureux de manager cette surprise a mes naifs dis- ciples. Nous 6tions alors vers le milieu du mois de sep- tembre, et un jour que, venant de visiter mes filets, 12 178 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. j'etais monte" au haut de la colline pour couper les fagots de bois, je leve la tete et je vois avec une surprise suivie d'un indicible tressaillement un prelre se dirigeant du cote* de ma maison. A cette vue, je laisse la le fagot commence" et je vole vers mon rocher. Un instant je crus a un reve, c'elait une douce re*alite* je n'elais plus seul. Ah ! lorsque pendant de longues annees , vos pense"es ont du se replier sur elles-memes, quand votre coeur si longtemps n'a pu s'e"pancher dans un autre coeur, apresde longues heures d'isolement, comment deTmir cette Emotion de joie et de bon- heur qu'on e"prouve a 1'aspect d'un ami, d'un frere, d'un compatriote peut-etre? Ce pretre 6tait un compatriote en effet, c'e*tait un Frangais, il s'appelait Grolier. J'allais pouvoir enfin parler de ma famille, de mes amis, de tous ceux que j'avais connus et aime's, j'allais pouvoir parler de la France. II Enfin je n'e"tais plus seul; je pourrai de"sor- mais m'absenter de mon tftablissement et aller au VOYAGES ET MISSIONS. 179 milieu deslointains deserts, aux bords des rivieres et des lacs chercher les tribus sauvages qui ne viennent pas a Atthabaskaw, et re"pandre un peu partout, dans les pays inexplore"s, la semence e*vange"lique. Je pourrai laisser a mon troupeau un second pasteur qui aura soin de lui. Qu'importe maintenant qu'il ne sache pas parler la langue de mon pauvre peuple ? Mes sauvages en le voyant diront : C'est le frere de notre pere, c'est notre pere aussi . Et il pourralesr^unir dans le sanctuaire de Dieu. Ill Quelques jours apres les chasseurs arrivaient. Je leur avais promis une surprise. Aussitot que les premiers groupes apparurent dans la plaine, je dis a mon serviteur de se tenir preta 6branler la cloche. Le brave gargon qui ne comprenait rien a ce que je voulais faire, m'o- be"issait machinalement. Enfm, lorsque quelques centaines de sauvages furent assez rapproch^s, Sonne, sonne fort, lui criai-je. Le sauvage m'obelt ; mais au premier tinte- ment il lache la corde et s'enfuit 6pouvante". 180 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. A leur tour, je vis tous les sauvages s'arreter in- terdits dans la plaine, cherchant des yeux et des oreilles d'ou elait parti ce tonnerre qui venait d'6- clater. Un instant je m'amusai de leur 6tonnement, puis, prenarit la corde moi-meme, je me mis a sonner a grande vole"e. Alors vous eussiez vu tous ces sauvages, les uns a genoux, les autres les bras Iev6s au ciel, gesticu- lant, priant, criant, n'osant ni avancer ni recu- ler... Us auraient vu le Grand Lac se changer en foret, et la foret se transformer en lac, que leur stup6fac- tion eut 616 moins grande. Je cessai d'6branler la cloche, et, me montrant a eux, je leur fis signe d'avancer. A ce signe, tous, pouss^s par un 6lan de joie ou de curiosity, se mirent a courir de toules leurs for- ces. C'e"tait a qui escaladerait le premier jusqu'a r^glise : jarnais Fexpression de course au docker ne fut plus vraie ni mieux applique"e. Ici j'aurais une longue page a 6crire des mille questions qu'ils me firent tous a la fois. Je leur expliquai quel e"tait le but de la cloche ; je leur dis qu'en France elle annonc.ait toutes les c6- r&nonies religieuses, et tous me promirent bien de VOYAGES ET MISSIONS. 181 venir a la priere chaque fois qu'ils entendraieut sa grande voix. C'e"tait la premiere fois que la cloche retentissait sur cette plage jadis d^serte. IV Je m'apergus des lors que le nombre des sauvages qui fre"quentaient le poste d'Atthabaskaw s'tftaitcon- siderablement accru. Ma nouvelle dglise e*tait presque de"ja trop petite, mon reve de fonder sur cette plage une mission considerable se changeait en r6alite\ Je consacrai cette nouvelle annexe a agrandir mon champ, a ouvrir des fosse's; je projetai deuxautres maisons, 1'une pour le compagnon qui venait de m'arriver et 1'autre pour les serviteurs que la mis- sion naissanle pourrait enfin engager. Je projetai aussi uue autre ^glise, mais assez spa cieuse cette fois pour parer a toutes les ventualit6s. Gette 6glise, qui aura dix-sept metres de long sur neuf de large, je ne la commencerai que l'anne"e d'apres et je resterai quatre anspour la terminer. Ces divers travaux ne m'empecheront pas de vi- siter re*gulierement les tribus diss^min^es dans toute F^tendue de ce vaste continent. 182 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. IV De"ja presque tous les sauvages qui visitaient le poste d'Atthabaskaw savaientleurs prieres, plusieurs savaient lire et passablement e"crire. Je m'appliquai ensuite a donner aux ceremonies religieuses le plus de pompe possible, j'avais appris a la plupart des cantiques, qu'ils chantaient en masse au refrain : leurs voix, malgre leur discordance, me charmaient le cceur. Ces hommes qui ceiebraient aujourd'hui la gloire du Seigneur, etaient hier encore des mal- heureux domine's par les plus tristes passions et les superstitions les plus hideuses. Le temps que je n'employais pas a la priere, au cate"chisme et a la lecture, e"tait pour moi le plus pre"cieux. C'est dans ces moments de loisir que j'allais visiter les sauvages un a un dans leur loge, soit pour les diriger, soit pour mettre la paix dans leur manage, calmer les haines, rconcilier des ennemis mortels. Beaucoup encore ne se trouvaient pas toujours bien disposes a recevoir mes conseils. mais je trouvais parfois c.a et la des ames d'^lile, des predestines qui me payaient surabondamment VOYAGES ET MISSIONS. 183 de mes fatigues, en me dormant I'espSrance pour la conversion de tous ces infid&les. Mon pere, me disait un jour un sauvage baptist depuis un an, je t'aime et j'aime tes discours ; depuis le jour ou lu m'as donn6 le bapteme, je ne crois pas qu'il soil sorti de ma bouche une parole mal- s&inte. J'aime mon espouse comme moi-meme et j'ai la consolation d'en etre aim6 ; tu m'as dit que je devais aimer mes enfants comme un d6pot sacr6 que Dieum'aconfi6. Jelesaime comme cela, jesais qu'ils sont a Dieu plus qu'a moi. Depuis que ta parole s'est fait entendre a mes oreilles, j'ai beau- coup souffert, beaucoup jeun6. sans jamais me plaindre ; Dieu le veut, et je le veux aussi. Le Fils de Dieu, comme toi, a jeun6 dans le desert, et comme toi il a souffert, re'pondis-je. Dieu qui aime la resignation, accomplit toujours les de^sirs de ceux qui savent se r^signer ; tu seras r6compens6 dans les cieux de ta bonne conduite. Un seul d6sir me reste, inlerrompitle sauvage, c'est de mourir bientot pour voir les merveilles que tu nous preches. 184 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. VI Pea de temps apres mon arrived a Atthabaskaw, j 'avals baptist une jeune sauvagesse de dix-huit a viDgt ans. Pendant les premiers mois de sa conver- sion cette sauvagesse venait souvent a mes predica- tions, puis je ne la revis plus. Je lui avais donn6 le nom de Berthe, et elle e~tait un exemple de modestie et de ferveur. Un jour son mari, quej'avais baptist aussi, vint me trouver et me dit : Pere, mon Spouse est malade, viens la confesser. Je partis au meme instant, en compagnie du sau- vage, et quelques heures apres nous arrivions a sa loge. Je trouvai Berthe couche sur une natte dans un coin du r6duit. Mon pere, mon cher pere, s'toia la pauvre malade a mon aspect, Dieu m'est t6moin que la ve>it6 va sortir de ma bouche : je vois approcher avec bonheur le jour de ma delivrance. C'est sans doute pour me punir des p6che"s que j'ai commis avant d'etre chrelienne, que Dieu me fait souffrir, car je sais que j'ai 6t6 coupable. Mais, depuis huit mois que j'iterle bap tern e. Je te 1'ai dit, j'ai converti un grand nombre de sauvages, j'ai baptise", j'ai confess^, j'ai donrie' des penitences. Alors tu as bien merite" le bapteme, convenons du jour ou je te 1'administrerai. De'ne'gonusye' re'fle'chit un instant et me dit : Je veux etre baptist le jour de la fete de saint Pierre. II Comme il y avait encore une quarantaine de jours et que nous nous trouvions dans une tres-grande pnurie, puisque nous ve"cumes cinq semaines, ne mangeant que des fraises sur les collines, ne sa- chant plus ou mettre nos filets a cause de la crue des eaux du lac, je dis au sauvage : 192 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Pourquoi ne pas choisir une autre fete plus rapproche? Tu vois que nous ne pouvons rien te donner pour manger, tu auras longtemps a souffrir. N'importe, dit-il, je veux etre baptist le jour de Saint-Pierre. Voyant qu'il tenait tant a son id6e, je voulus en connaitre la raison. Pourquoi le jour de Saint-Pierre ? Mais c'estbien simple, fit De"negonusy6 en pre- nant son ton d'orateur, moi, je ne fais rien sans raison. Or,sij'ai bonne m6moire,tu me disais l'anne"e passed que Dieu avait donneUes clefs du paradis a saint Pierre; je suis bien r^solu de ne plus offenser le bon Dieu aussitot que j'aurai t6 baptist, je choisis done la fete de saint Pierre afin qu'il m'ou- vre la porte et qu'il ne la referme plus. La raison me parut bonne, et il fut r^solu que De"ne"gonusy6 serait baptist pour la Saint-Pierre ; je recommenc.ai alors son instruction, et, comme Fan- nie pr6c6dente, quand il ^tait sorti de chez moi, il haranguait les sauvages. Quelques jours apres, je rn'apergus qu'il 6tait excessivement dess6ch6, et je lui dis : Te ^ 7 oila suffisamment instruit pour recevoir le bapteme, va-t'en, tu chercheras Qa et la ta nourri- ture, et tu reviendras quelques jours avant la fete. VOYAGES ET MISSIONS. 193 Tu sais que nousn'avons rien ncms-memes, et nous ne pouvons te faire manger. Oh ! ce n'est pas n6cessaire, dit-il. Au bout de quelques jours, craignant qu'il nes'af- faiblit trop, je 1'engageai encore a aller chercher un peu de nourriture dans la foret. Tu souffres, luidisais-je, tu as faim ; pourquoi nepas partir? II me regarda et me dit: Je ne te comprends plus, tu me paries tantot d'une fagon et tantot de Fautre. Je parle pourtant assez bien. Ce n'est pas cela; je te comprends bien. Mais alors y a-t-il contradiction dans mes pa- roles? Certainement, tu ne dis pas toujours la meme chose. Explique-moi alors en quoi je me contredis. Eh bien, je vais te le dire. L'anne passed , tu me disais que lorsque le Fils de Dieu fut d6cid6 a precher sa parole, avant d'etre baptist, il r6p6- tait souvent : Je vous ai donn6 1'exemple afin que vous fassiez comme j'ai fait. Or, il s'en alia dans le desert et il jeuna quarante jours et qua- rante nuits; puis il fut baptist. Eh bien! ne faut-il pas que je fasse un peu comme lui?.. Et tu me dis de m'en aller. 13 194 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Ill La veille de la Saint-Pierre, je vis D6n6gonusy6 plus affaibli encore et ne pouvant presque plus marcher, entrer a l'glise. Je le suivis, il s'agenouilla en face deFautel etj'entendis qu'il disait : Mon Dieu, vous avez beaucoup d'esprit, et moi j'en ai fort pea. Je suis si ignorant queje n'ai pas pu apprendre la pri&re que j'ai a vous faire. Je vous parlerai avec mon coeur , et j'esp&re que vous me comprendrez. Mon Dieu, je dois etre baptist demain ; mais il y a une foule de choses qui m'embarrassent pour ne plus vous offenser : ainsi j'ai mon Spouse qui est borgne, mais c'est la son moindre d6faut ; elle est tres-lente, quand je la commande ; elle me fait impatienter, il faudrait la corriger, afin de ne plus m'exposer a pScher apr&s mon bapteme. Le deuxi&me de mes fils a le meme d6faut que sa m&re, il faudrait Ten corriger aussi. Quant aux sauvages mes fibres, je les connais beaucoup mieux que le pretre : il faudrait done les convertir on bien les faire tous mourir d'un seul coup. Mon Dieu, je dois etre baptist demain ; mais il y VOYAGES ET MISSIONS. 195 a longtemps que je ne mange guere ; vous avez dit : Demandez, et vous recevrez ; or, comme je ne peux pas vivre sans manger, vous etes oblige" de me don- ner bonne chasse apres, car je partirai demain. Et le sauvage continua, longtemps encore, a faire a Dieu ses na'ives recommandations. Le lendemain, un peu avant 1'aurore, on frap- pait a coups redoubles a ma porte. Qui est ]a ? criai-je. C'est moi, D&ie'gonusye'. Tu devrais sa- voir que c'est aujourd'hui Saint-Pierre et que je dois etre baptise". II est encore trop matin, lui r6pondis-je, attends apres la messe. II attendit, et, de suite apres la messe, au moment ou je me lournais pour dire quelques paroles aux sauvages qui 6taient la, il se leva au milieu de 1'as- sembl^e et me dit : Tu devrais savoir que c'est aujourd'hui que je dois etre baptist. Les assistants, surpris de cette apostrophe, firent entendre quelques murmures. Je leur imposai silence de la main. En ce moment, on etit dit qu'un rayon lumineux environnait la tete du neophyte des bois. Le Saint-Esprit avait hate d'habiter dans ce nouveau tabernacle. 196 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. PIERRE, lui dis-je, car ce fut le nom que je lui donnai, veux-tu te trouver baptist ? Oh ! oui, jele veux, dit-il, ily a bien longtemps que je le demande. C'est 1'unique dsir de mon coeur. Bientot 1'onde r6g6neratrice coulait sur le front du sauvage. L'figlise comptait dans son sein un pr6destin6 de plus. Le lendemain, D6n6gonusy6 me dit : Je pars. Je vais chercher de la nourriture.Dieu s'est oblig6 a me faire manger. Quelques jours apres , il revint frapper a ma porte et me dit : Viens sur les bords du lac, et tu verras. II avait un canot plein de viande et il me le mon- trait en disant : Tu vois que le bon Dieu a tenu sa promesse. Je sais que tu es dans le besoin, je t'apporte des provisions. II repartit en m'annomjant qu'il ne reviendrait que dans un an ; mais , a ma grande surprise , quinze jours ne s'Staient pas 6coul6s qu'il entrait encore chez moi, et me disait suivant son habitude : Pere, j'ai faim de la parole de Dieu. J'ai di tout ce que tu m'avais donned VOYAGES ET MISSIONS. 197 Je le gardai quelques semaines encore. Un jour, pendant que je Finstruisais , il aperQut une vieille calotte, jet6e par m^garde sur une chaise. II la prit en me priant de la lui donner. Je veux bien, lui dis-je, si elle pent t'efre utile. C'est ainsi qu'il me la faut, dit-il. Ignorant ce qu'il voulait en faire, je la lui laissai, et il partit. Quand il fut de nouveau au milieu de son peuple, il mettait la vieille calotte sur sa tete et disait : Le printemps passe", quand je vous ai laisse"s, quelques-uns croyaient que je n'e"tais pas pretre, que peut-etre je ne parlais pas toujours tres-juste, <( voyez cette calotte, c'est la calotte de notre Pere. a Ce qu'il dit, c'est ce que je vais vous dire; quand je parlerai, dites : Ce n'est pas lui qui parle : c'est notre Pere. De cette maniere., vous profiterez bien mieux. Ce ne fut que plus tard que je sus 1'usage que De"ne"gonusye" avait fait de ma calotte ; il me 1'apprit lui-meme un jour qu'il vint me demander une clo- che tte pour dire la messe. CHAPITRE XXII Eloquence des sauvages. Ce que les sauvages appellent faire la messe. Discours des sauvages. I Dans les tribus oh le christianisme a p6n6tr6, les types de D6ngonusy6 ne sont pas rares. L'histoire que je viens de rapporter est un tableau veritable des moeurs des sauvages devenus chr^tiens. Les sauvages qui restent loin de l'glise, se runis- sent le dimanche sur le mont voisin le plus lev6, ils s'orientent le mieux possible, se tournent du cot ou ils savent qu'une glise se trouve, et chantent des cantiques ou r^citent des prieres. Bientot le plus grand orateur se l&ve, fait le sermon : il rappelle tout ce qu'il a oui dire et fait des applications mo- rales. Quand Tun a fini de parler, un autre recom- mence. C'est ce qu'ils appellent faire la messe. VOYAGES ET MISSIONS. 199 II arrive souvent que ces chr^tiens, 6tant malades et trop 6loign6s du pretre, disent a 1'un de leurs parents ou amis, au moment de mourir : ficoute ce que je vais te dire. Si je voyais le pretre, je lui dirais ceci.... Quand tu le verras, tu te con- fesseras pour moi. C'est dans ce sens que D6n- gonusy6 disait la messe et confessait. II n'est pas rare aussi de les entendre discourir entre eux, prenant pour sujet la religion : ils aiment a parler des choses de Dieu. Je me souviensd'avoirentendu quelques sauvages tenir conversation au milieu d'une trentaine des leurs. J'ai retenu quelques-unes des paroles qui me frappfcrent le plus, tant par la justesse du fond que par l'originalH6 de la forme. II L'un disait : u Je n'ai pas besoin de lire, comme font les jeunes gens, pour comprendre les choses du bon Dieu. Je regarde le ciel, je regarde la terre et je dis : C'est lui qui a fait tout cela. Quand je passe le long des rivieres et que je vois des plantes, des oiseaux, des poissons, je dis encore : C'est le 200 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. bon Dieu qui a fait tout cela, et je Ten remercie. Depuis que nous avons connu le pretre, je n'ai jamais d6sir6 de vivre. Je vis au jour le jour. Chaque matin, en m'6veillant, je dis : Voila que le bon Dieu me donne un nouveau soleil, et ma pense ne se porte pas plus loin. J'entends quelques-uns dire : Le printemps prochain je ferai telle chose ; mais je ne trouve <( pas cela bien ; il faudrait ajouter : Si le bon Dieu me conserve, si je vis jusqu'a ce temps-la. Un autre lui rpondit : Tout ce que tu dis est bien vrai ; mais je remarque une chose qui me fait de la peine ; il y a des sauvages qui sont fiers quand ils ont de beaux habits, ils chassent tout Fhiver, apportent beaucoup de fourrures et ne trouvent jamais qu'il y en a assez. Moi, je n'aime pas cela : mes ha- bits peuvent bien etre laids ; si mon coeur est bon, cela me suffira. Aussi, je dis toujours a mes en- fants : Mes enfants, faites de la sorte 6coutez bien ce que je vous enseigne ; je pense que j'ai un peu le souffle du bon Dieu : ma tete, mes bras, mes jambes, mon esprit, tout cela ne fait qu'un ; ce que le bon Dieu dit est comme cela 6coutez done bien sa parole Que vous importe VOYAGES ET MISSIONS. 201 que vous ayez de beaux habits ? ce n'est pas ce qu'il demande. Un troisi&ine ajouta : Nos ancetres, que nous regardions comme des homines distmgus, nous disaient : Vous etes comme des dieux... ils parlaient comme des sages suivant la nature ; mais comme Dieu ne leur avait pas encore donn6 a manger sa pens6e, ils o ne disaient que des sottises. Moi-meme, jeune encore, quand mon esprit commence a prendre de r<5nergie, je commengai a avoir une trfcs-grande estime de ma personne ; je disais : Qui plus que moi a droit de se croire Dieu? Quand les vieillards < parlaient en ma presence, je trouvais que trfcs- u sou vent ils disaient des inepties ; il faut done que je leur sois sup^rieur, pensais-je. Grandis- sant dans ces pense"es, je me disais : Moi seul je suis grand. Mais, depuis que lepretre est venu, depuis que j'ai entendu ses paroles , mes id6es ont chang^ : de grand, je suis devenu petit, je suis redevenu comme enfant ; je regarde comme rien ce que j'aimais autrefois. Les fourrures, <( les draps fins, les beaux fusils, voila ce qui est bon, me criait-on. Sans doute, cela est utile ; mais, quand je consid&re et que je m6dite la parole du pfcre, je regarde tout cela comme rien. CHAPITRE XXIII Le r6ve est devenu re'alite'. La mission est assured pour 1'ave- nir. Le missionnaire est proclam< par les sauvages le petit faiseur de terre. Projet d'un voyage chez les Castors. I C'6tait en 1859, il y avait pres de dix ans que j'6tais arriv^ a Atthabaskaw, seul et ne connaissant ni les moeurs, ni les coutumes, ni les langages des peuples sauvages qui fr^quentaient ce poste. Mes longues veilles deludes avaient porte leur fruit ; a force de perseverance, j'6tais alors parvenu a approfondir ces differentes langues sauvages, que nul Stranger encore n'avait pu apprendre et qu'il fallait savoir, sous peine de reprendre lechemin par ou j'etais venu. Mon d6sir de crer sur cette place une mission qui put rayonner sur tout 1'extreme nord du conti- nent americain, s'^tait accompli. VOYAGES ET MISSIONS. 203 Mon reve s'etait presque realise : la premiere anne j 'avals construit une maison et une chapelle; la se- conde annexe j 'avals transform^ les marais en champs fertiles et en jardins; la troisi&me, je cons- truisais une nouvelle 6glise, une nouvelle maison et cuisine , une Stable, une autre maison pour les engages de la mission, puis j'entreprenais enfin une grande dglise qui, sur cette plage, peut passer pour un veritable monument et que j'avais termin^e apr&s quatre ans de travail. Quelle difference du jour ou j'6tais arrive a Attha- baskaw! Maintenant,en ceslieux deserts si longtemps, une population considerable venait s'agglom6rer ; chez ces hommes, qui d^sormais se regardaient comme des freres, le christianisme avait remplac6 Fidolatrie, la barbarie avait fait place a la civilisa- tion et quand les terites se dressaient a 1'entour de mon etablissement, quand la cloche se faisait en- tendre, ce n'etait plus une tribu sauvage qui 6tait la r6unie, c'etait une soci6te de chr^tiens. Quel triomphe pour la religion ! Quelle joie pour le ciel ! Quelle consolation pour le missionnaire ! 204 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. II Sous le rapport materiel, la mission ^tait d^sormais assume de Favenir. J'avais pu engager des serviteurs, sans crainte de ne pouvoir les nourrir. Dans les champs que j'avais cr66s, les pommes de terre pous- saient a merveille, Forge nous promettait une r6- colte, des vaches a lait 6taient a Friable et nos chiens, si utiles dans ces contre'es, se multipliaient. En automne 1858 nous r^coltions 150 sacs de pommes de terre, 70 sacs d'orge et un peu de fro- ment. L'6table renfermait des bceufs, des vaches et des chevaux. Les sauvages, habituellement si pauvres, et dont Fambitionse borne au bien-etre que leur procure la chasse ou la peche, 6taient grandement surpris de tout ce qu'ils voyaient, aussi ne m'appelaient-ils plus que : LE PETIT CREATEUR, ou, pour mieux dire, LE PETIT FAISEUR DE TERRE. A Dieu ne plaise que je me glorifie dans ces sou- venirs ! les ceuvres de la foi ne sauraient etre do- minies par un motif humain. Est-ce a Finstrument de s'attribuer Foeuvre de celui qui le met en mouvement?... VOYAGES ET MISSIONS. 205 III Mais je n'ignorais pas que j 'avals t6 envoy6 en ces lieux, non pas uniquement pour batir des maisons, construire des 6glises, drainer des marais et ense- mencer des champs. J'&ais venu, surtout, pour r^pandre la semence 6vanglique, et si Dieu m'avait donn6 1'intelligence des langues sauvages, ce n'eHait pas pour ma gloire mais pour la sienne. Le moment 6tait done arriv6 pour moi d'aller faire entendre sa parole, un peu partout, dans ces immenses contr^es, d'aller pre- cher la bonne nouvelle aux nations encore enseve- lies dans les t6nebres de Fignorance. IV Confiant done en Dieu, plus qu'en moi-m<3me, je r^solus de visiter tour a tour les tribus diss6mi- n6es sur ce lointain continent. Tantot entrain6 sur une frele barque, je tra- versais les lacs ou cotoyais les rivieres, tantot je m'aventurais apetites journeys a travers lesneiges et LES S 206 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. les glaces, ayant pour toil la voute azur6e, pour lit la terre nue et pour voiture mes raquettes et mon ba- ton. J'allais semant, d'ici de la, dans toutes les di- rections, et quand au bout de plusieurs mois je re- venais de ces courses lointaines a ma demeure d'Atthabaskaw, j'6tais heureux de penser que le grain que je venais de r^pandre, au milieu des forets ou sur les bords des rivieres, ne serait pas tout a fait sterile pour la moissori du Seigneur. C'est ainsi que j'ai pu visiter toutes les tribus qui formentaujourd'hui le district auquel Atthabaskaw a donn6 son nom; c'est ainsi que j'ai pu voir la sau- vagerie dans tout ce qu'elle a de plus navrant. Quand j 'arrivals au milieu d'une peuplade non encore convertie, que je voyais ces malheureux Indiens s'enfuir a mon approche, commedes ani- maux effarouch^s, parfois le d^couragement s'em- parait de mon ame et je regrettais meme d'etre venu apporter la parole de vie a ces etres dg6nr6s, qui semblent n'etrens que pour v6g6ter et mourir. Par- fois aussi j'6tais regu sans crainte, mes paroles Staient comprises, et alors j'6tais heureux, le cou- VOYAGES ET MISSIONS. 207 rage revenait dans mon ame. C'6taient lamesgrandes consolations. Les sauvages, toujours avides de nou- velles,m'6coutaient avec avidite^ me promettaient de venir me voir a Atthabaskaw. Cespromesses, presque toujours tenues, 6taient un succes pour le mission- naire. Lorsqu'au milieu du desert, sur le haut d'un ro- cher on au bord d'un lac, j'apercevais tout a coup une croix, quand ce signe triomphant m'indiquait que des tentes chr6tiennes taient dress6es non loin dela, oh! comme alors mon ame d6bordait de joie! A mon entree dans la tribu, les sauvages poussaient des cris d'allgresse, comme des enfants qui revoient un pere. Oui, j'6tais heureux alors, car je sentais que ma semence avait port6 son fruit. VOYAGE CHEZ LES CASTORS. CHAPITRE XXIV La riviere & la Paix. BeautSs du paysage. Commencement des difficult^ de ce voyage. Les rameurs de"courage"s. Us veulent retourner. Le missionnaire refuse. Le canot est creve*. Des secours arrivent. On repart a cheval. Arrived a Dunvergun. Joie des Castors. Leur de"mora- lisation. L'incantation chez les Castors. Le jeu de main. Lam6decine des Castors. Les docteurs es magie. Les Cas- torsne veulent pas renoncer a leur superstition. Uneffitechez les Castors. Le Redoutable. Festins, danses. Caractere des Castors. I Un des affluents da lac Atthabaskaw est la riviere a la Paix; ce nom lui vient de la paix qui fut faitell y a environ soixante ans entre les Montagnais d'un cot6 et les Castors de 1'autre. Gette rivi&re prend sa source dans un petit lac situ6 au haut des montagnes Rocheuses. Dans son cours rapide depuis sa source jusqu'au lac Atthabaskaw, deux cents lieues environ, elle s'est creus6 un lit 14 210 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. tres-profond ; sur son parcourson apergoit des cotes abruptes qui ne mesurent pas moins de 300 metres de hauteur, on assure meme qu'un peu plus loin il en existe de plus eleve'es. Vers la fin du moisdejuin etpendantlemoisdejuil- let, la riviere, accrueparlafontedesglacesdesmonta- gnes Rocheuses, entraine dans sa course des bois de haute futaie; j'ai mesure" quelques-uns de ces troncs d'arbresqui avaient 4 a 6 metresde circonference.La masse d'eau de cette riviere a cette poque est im- mense. J'ai vu souvent lelac Atthabaskaw, qui diverse lui-mme son trop-plein dans la grande riviere des Esclaves, monter en peu de jours de 3 a 4 metres sur toute sa vaste superficie. Les rives de la riviere a la Paix, d'une extre'mite' a 1'autre, sont riches de toutes manieres, le sol y est excellent et serait tres-fe"cond s'il elait livre" a la cul- ture. J'ai vu au fort Vermilion des e"pis de ble" en par- faite maturity. 4 Plus on remonte la riviere, plus le climat est tempe>6. La pierre a chaux, le platre, le charbon de terre, le soufre pur et transparent, le fer, 1'airain, que sais-je encore? toutes les richesses abondent sur ces rives inexplore"es; j'ai trouve" meme, en remontant le cours d'un torrent, un limagon demerp6trifie" dont les parois inte*rieures e*taient recouvertes d'une forte VOYAGES ET MISSIONS. 2H couche d'une mature jaune et luisante que je pris pour de For. J'ai su, depuis, qu'une mine d'or a t6 d6couverte non loin de la. Les hauteurs 6loign6es de cette riviere sent recou- vertes de hautes forets, et, aubas, se d^roulent d'im- menses et fcondes prairies, ddaign6es maintenant par les buffles qui autrefois y taient tres-nom- breux. Aujourd'hui tous les affluents de la rivi&re abondent en castors ; le voisinage de ces animaux a fait donner aux sauvages habitants de ces centimes le nom de CASTORS. Je savais cette tribu dans une position afFreuse, les maladies, suite deleur\ie dr6gle, lesd^cimaient peu a peu ; depuis longtemps je g^missais en pensant qu'elle 6tait sur le point de dispaiaitre, et je voulais porter la lumiere au milieu de ces t&iebres. Le dessein d'entreprendre une mission chez les Castors m'occupait depuis longtemps, c'est-a-dire depuis le jour ou j'avais entendu parler d'eux. II La Gompagnie de la Baie d'Hudson a trois forts le long de la riviere a la Paix, un au Vermilion, 212 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. 1'autre a Dunvergun et le troisi&me presque a sa source, appe!6 le fort Jhon. Mon but, en entreprenant ce voyage, 6tait de visi- tertous les sauvages qui fr^quentent ces deux postes, de juger de leurs dispositions et de dresser ensuite mes plans. Je m'6tais propos^ de passer quelques jours a Dunvergun et quelques jours au Vermilion, esperant recueillir une abondante moisson spiri- tuelle. La Providence en avait d6cid6 autrement. Je ne recueillis que des fatigues et des dangers. Ill Le 15 septembre 1859, quittant ma demeure d'Atthabaskaw, je me d^terminai a remonter la ri- vi&re a la Paix, accompagn6 d'un charg^ d'affaires de la Compagnie, de huit jeunes rameurs et d'un vieux guide; je devais arriver vers le 15 octobre au plus tard a Dunvergun, 6poque ou j'6tais sur d'y rencontrer les Sauvages, mais j'avais compt sans le mauvais temps, Peu de jours apres notre depart, le soleil sembla tout a coup avoir disparu de 1'hori- zon, a chaque instant nous 6tions arret^s par des pluies torrentielles ; le 12 octobre, nous avions fait a peine Iamoiti6 du chemin. Cependant, jusqu'ace VOYAGES ET MISSIONS. 213 moment, j 'avals conserve Fespoir de voir enfin la nature cesser d'etre incle'mente et d'arriver an but, avant le depart dessauvages ; mais, le 13, nous avions fait a peine une lieue, qu'un vent violent se leva, il fallut s'arreter; j'elais triste de ce contre-temps fatal pour la mission que j'entreprenais, tandis que les rameurs qui m'accompagnaient en 6taient au contraire tout joyeux. Nous sommes dans Fim- possibilite" d'avancer, disaient-ils, il faudra bien que nous retournions. Notre canot tait amarre' au bord de la riviere. Pere, me disaient mes compagnons, cessons de remonter. Nous reviendrons Fan prochain, en quatre jours le courant nous ramenera a Atthabas- kaw. Non, mes amis, je ne retournerai pas, du courage, le vent cessera, dans quatre jours nous seronsa Dunvergun. Mais! Pas de mais, exclamai-je avec force. Si vous voulez retourner, je resterai seul ici. Vous abandonner! jamais, jamais, s'crierent- ils en chceur. Eh bien, alors, ayons confiance en Dieu. 214 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. IV Nous elions en ce moment sur une plage des plus de"sertes, nous apercevions de tous cote's des ours, des orignaux et autres animaux sauvages. Amis, dis-je a mes jeunes gens, puisque Dieu nous force a nous arreter ici, nous pourrons, au moins, y augmenter nos provisions. Pere, me dirent-ils, redevenus joyeux par la perspective d'une bonne chasse, si demain le vent continue a souffler, nous ne perdrons pas notre temps. Le lendemain, en effet, une chasse abondante ve- nait faire diversion a mon ennui, en moins de cinq heures deux gros ours et quatre orignaux 6taient tu6s. Mes compagnons, transport^ d'ardeur, s'elaient disperses au loin dans ls bois, j'e"tais rest< blotti dans le canot; seul, le vieux guide e~tait pres de moi. Nous entendions de temps a autre les coups de fusil des jeunes chasseurs. Le vent soufflait toujours avec une extreme vio- lence. Le ciel se chargeait de nuages noirs, pre*cur- VOYAGES ET MISSIONS. 215 seurs de Forage. La riviere grossissait a vue d'ceil. Pere, me disait le vieux guide, il doit pleuvoir tout pres d'ici... j'ai bien peur que nous ne puis- sions plus ni avancer ni reculer. Ayons confiance, ne cessais-je de lui re"peter ; demain il fera peut-etre soleil. Le vieux sauvage secouait la tete d'un air d'incr6- dulitti. Tout a coup, vers les trois heures du soir, le canot regut un choc terrible , il e"tait creve", un gros tronc d'arbre, entrain6 par le courant, avait pro- duit ce de"sastre en moins de cinq minutes ; nous avions de Feau jusqu'a la cemture. Heureusement nos jeunes gens arrivaient de la chasse, ils entendirent nos cris de duresse. R6unissant nos efforts, nous parvinmes a d^char- ger le canot, puis a le ramener a terre. La plupart de nos provisions elaient perdues, tous nos effets ^taient mouill^s. C'^tait le 14 octobre. Le lendemain le vent s'6tait apais^ et le soleil apparaissait a travers quelques rares nuages. Nous travaillames a radouber Fembarcation et a faire s^- cher nos veternents. 216 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Le 15, nous pumes nous remettre en route. Dieu, ce jour-la, sembla vouloir nous r^compenser de no- tre Constance, en nous envoyant un splendide soleil. La soiree fut magnifique, le firmament avait revetu ses plus beaux ornements; les aurores borales le sillonnaient dans tous les sens, les toiles brillaient comme des lampes ardentes, nous nous couchames joyeux, pleins d'espoir pour le lendemain. Hlas ! le lendemain, nouvelle deception, nous nous eveillames couverts d'un pied de neige. C'etait lanuit du 16 au 17 octobre. La neige continuait a tomber a gros flocons, mais la temperature tait douce et nous pumes nous remettre en route. Le soir, la plus grande difficult^ fut de trouver une place pour passer la nuit, la terre tant couverte de plus de deux pieds de neige. A force de recher- ches, nous pumes dresser nos tentes a 1'abri de quelques gros sapins. Si le jour a ses alarmes, la nuit a ses reves heu- reux. Je revai que nous tions rendus a Dunver- gun que j'y tais entour^ de Sausages, tous joyeux de m'y voir. Je remerciai Dieu de m'avoir permis de VOYAGES ET MISSIONS. 217 faire quelque chose pour ces malheureux enfants, lorsque tout a coup je suis reveille" par ces paroles du guide: Debout, debout, amis ! la neige tombe plus fort que jamais et le froid arrive. C'etait une triste ve>ite\ La riviere e"tait encore libre, nous attendimes jusqu'a midi, et alors, mal- gr6 la neige qui tombait toujours, encourages par un vent favorable, quoique froid, nous nous re- mimes en route. VI A la nuit tombante nous ressentons, pour la pre- miere fois, un froid glacial ; on ne peut plus se faire illusion, c'est 1'hiver qui commence. Nous nous empressons de sauter a terre, d'immenses feux sont allume"s, nous nous rchauffons, nous mangeons, et nous dressons nos tentes pour la nuit. Dieu seul sait ce qui se passa pendant cette nuit neTaste; quant a moi, j'avais dormi d'un pro fond sommeil; mais quelle ne fut pas ma surprise, le matin en me levant, de voir le bateau pris dans la glace; heureusement le centre de la riviere tait encore libre, nos hommes debarrasserent le canot, 4 .,. 1 218 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. a coups de tete de hache, et nous pumes repartir. Le froid elait devenu d'une intensity extraordi- naire, la riviere charriait des glagons d'une grosseur de"mesur6e. A dater de ce moment nous dumes nous livrer a un travail qui paraltra fabuleux en Europe et surtout en France. Gomme lecourant 6tait tres-rapide, les glagons, en- tralne"s par le courant, venaient parfois heurter notre embarcation et auraient du infailliblement la faire chavirer; il fallut attacher un cable a 1'avant, et nos hommes s'y attelerent. Us trainerent ainsi le canot pendant quatre jours, ayant de la neige jusqu'au- dessus des genoux, et tres-souvent obliges de tra- verserdes bras de la riviere, enmarchant dans Feau, sanscesse frappe"s par les morceaux de glace qu'elle charriait. Ces braves gens ^taient exte"nue"s, mais ne mur- muraient pas , qtielquefois meme je les entendais plaisanter sur la rigueur du froid. Le 27 octobre, vers midi , nous entendimes des cris de joie en haut de la cote. C'etaient les hommes du fort qui arrivaient a notre rencontre avec des chevaux, pour nous transporter avec nos bagages et nos provisions. VOYAGES ET MISSIONS. 219 VII Le canot est solidement amarre' an bord de la ri- viere, bienlot les chevaux sont charges et nous DOUS meltons en route, le creur plus joyeux, et pleins d'es- pe>ance d'arriver bientot au but. Ici se pr^sente un spectacle d'un nouveau genre. Qu'on se figure sept ou huit monticules superposes en forme de mamelons et a pentes rapides, au bas vous verrez une vingtaine de chevaux, charge's de caisses et de ballots, une trentaine d'hommes les suivent. II faut grimper sur le haut de ces monts recon- verts de neige, des milliers de chevreuils, paisibles et uniques habitants de ces deserts, fuient a notre approche, puis s'arretent e'tonne's... et regardent. On monte, on monte toujours, la plus simple prudence semble vous dire qu'on est expos6 a un peril certain, n'importe, les chevaux deviennent chevreuils, les hommes chamois, Tascension se pro- longe, puis arrive* au sommet, il faut descendre, et c'est alors que Teffroi est permis. Apres trois heures d'escalades et de descentes, 220 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGJ&. nous arrivons enfin sur le sommet du dernier ma- melon. Quant a moi, monte^ sur un vigoureux cheval, j'avais eu 1'audace de prendre les devants, et j'arri- vai le premier au faite. Alors se droule, a mes regards surpris, une plaine immense; le danger est passe, nous dressons nos tentes pour camper. VIII Le lendemain nous reprenons notre course, nous n'avons plus a redouter les glagons, les avalanches, les precipices; nous marchons aujourd'hui dans la prairie, et quand les broussailles nous empechent, nous tracons une voie avec nos baches. Un beau so- leil brille sur nos tetes ; en tout autre moment il nous aurait rejouis, aujourd'hui, au contraire, le so- leil fond la neige, et il faut nous r^soudre a mar- cher dans 1'eau. Enfin le 28 octobre, vers le milieu dujour, nous apergumes le fort Dunvergun. Dieu soit Iou6, m'^criai-je, nous touchons si- non a la terre promise, du moins au terme d'un rilleux voyage. Avantla nuit j'arrivai a Dunvergun. ,GES ET VOYAGES ET MISSIONS. 221 IX Lanouvelle de mon arrived fut bient6t re"pandue parmi les sauvages. Le lendemain j'entendis tout a coup, dans lelointainsur les deux cote's de la riviere, quelques de"charges de coups de fusil, bientot les detonations se rapprocherent, c'elaient les Castors qui arrivaient en masse. Ces pauvres jeunesgens me faisaient une demons- tration a leur maniere : je m'empressai d'aller au- devant d'eux, et des qu'ils m'apergurent, ils pous- serent des cris dejoiemillefois repute's par les e*chos d'alentour. J'etais paye* de mes fatigues, leur joie de mon arrived remplissait mon ame d'espe~rance : he"las ! je ne me doutais pas de la profonde demora- lisation de cette tribu. Des le lendemaiu je commengai a les instruire : les premiers jours ils obelrent a mon appel, ils e~cou- terent mes exhortations, beaucoup meme me pro- mirent de se convertir ; pendant une semaine tout alia au mieux. Le dimanche, j'annongai une reunion ge~ne"rale, les Castors m'arriverent en grand nombre. Apres leur avoir expliqu6 les devoirs r^ciproques des epoux 222 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. et des Spouses, j'arrivai a la question du jeu, cause principale de leur abrutisse merit. Le jeu, apres la magie ou incantation, est la pas- sion dominante des Castors. Ce jeu consiste a ca- cher un osselet dans une main et a faire deviner par 1'adversaire dans quelle main se trouve Fosselet. C'est bien naif, direz-vous; mais, chez les Sau- vages , ce jeu est rempli de mystere. D'abord ils se re*unissent en tres-grand nombre d'associe*s : derriere se trouvent les t&noins, et aux extre"mite"s de la troupe se tiennent les joueurs de tambours. Tandis que les uns poussent des hurlements, que les autres battent du tambour, que tous s'agitent comme des e'nergumenes, un rnystere s'accomplit, c'est la divination. Par ce jeu, en apparence pue"ril, il arrive que les sauvages perdent poudre, balles, plomb, hardes, chevaux et enfin tout ce qu'ils ont. Ce jeu dure le jour et la nuit, par le beau et le mauvais temps. La chaleur et le froid, rien ne les arrete, de la re~sultent les maladies, les querelles, les inhumanit6s, car les Castors sont sans entrailles, ils prouvent un bar- VOYAGES ET MISSIONS. 223 bareplaisir a voir mourir, de faim ou de froid, ceux a qui ils ont gagne leur unique moyen de subsistance. Le mal est si grand et si inv6t6r chez eux, que meme les femmes et les enfants croiraient ne pouvoir pas- ser la journe s'ils n'avaient pas/oz^ d la main. * XI J'attaquai done r6solument la question de cejeu. Je 1'attaquai avec moderation et douceur, leur d6- montrant ses inconvnients et ses suites facheuses. Mon discours termini, un Castor se leva etme dit : P&re, tu as raison : jusqu'ici, dans notre igno- rance, nous jouions pour bannir I'inqui&ude, mais puisque tu le defends, nous y renoncerons. Dieu le fasse, r^pondis-je, et vous serezheu- reux. Voyons, criai-je alors a 1'assistance, promet- tez-vous a Dieu et a moi son ministre, de ne plus jouer d la main ? Oui ! oui ! dirent-ils avec enthousiasme, nous le jurons ! La suite fera voir quelle foi il faut aj outer a leurs serments. Mesamis, leur dis-je, le moment est venu, vous 224 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SALVAGES. allez bientot partir pour la chasse , amenez-moi imme'diatement les enfants et je les baptiserai. Personne ne re*pondit. Je re"pe"tais mes paroles ; un vieillard se leva et me dit gravement : Les Castors ne veulent pas que tu baptises leurs enfants. Pourquoi?... Parce que, apresle bapteme, ils nepourraient plus exercer la magie, et que, s'ils elaient malades, ils mourraient. Je compris, deslors, la profondeur du mal, mais ce que je ne pouvais comprendre c'est que ces hom- mesqui, hier encore, me promettaient de se con- vertir, que cepeuple qui, a mon arrived, semblait se preter en masse a 1'impulsion que je voulais lui donner, refusal aujourd'hui le bapteme. Malheureux, m^criai-je alors presque indi- gn6, votre magie, votre incantation n'est pas plus permise avant qu'apres le bapteme. Si, comme vous me le disiez hier encore, vous voulez etre chre'tiens, sachez que la loi du REDOUTABLE (Dieu) defend la magie et que toutes vos incantations n'empechent pas de mourir. Depuis moins de deux ans la moitie' de vos freres sont morts, quoiqu'ils eussent exerce" sur eux toute leur science magique. VOYAGES ET MISSIONS. 225 T- Pere, me repondit le Castor qui avait pris la parole pour tous : I'incantation est notre seule me"decine, si tu veux que nous ne 1'exercionsplus, il faut nous apporter plusieurs grandes caisses d'autres m^decines pour nous empecher de mourir. Je tachai de leur faire comprendre que la fonc- tion du pretren'elait pas de gue~rir le corps, que, ce- pendant, je ne deTendais pas 1'usage raisonnable dela m^decine et que moi-meme, quand je pourrais, je ]eur donnerais des remedes pour le soulagement de leurs maladies, sans avoir la prevention de les guerir. 11s parurent convenir de ce que je leur disais, mais ils ne voulurent pas m'apporter leurs enfants pour recevoir le bapteme. La superstition de ce peuple m'attrista, je venais de me convaincre que tous mes efforts seraient inu- tiles, pour les convertir au christianisme, s'il n'y avait pas moyen de leur permettre de continuer leur m&- decine, ainsi qu'ils appellent leur magieou leur in- cantation. XII La m6decine des Castors n'est pas absolument mauvaise; bien diff^rents des Cris et des Sauteux, qui prtendent avoir un commerce habituel avec le 15 226 D1X-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. d&non, les Castors prtendent n'invoquer ni Dieu ni le diable ; mais ils croient avoir le pouvoir de gue>ir les maladies par le chant et les attouche- ments. Tous les Castors sont docteurs, mais nori pour eux et leur famille. Voici 1'usage a ce sujet. Aussitot que quelqu'un est malade le docteur es magie est appele". En entrant dans la cabane du ma- lade il lui pr^sente un tambour peint en rouge, bleu, blanc et noir ; apres quoi il commence un chant lu- gubre etlarmoyant qu'il accompagne de battement sur sa caissebariole~e. Tout a coup il s'arrete, s'assied a cote" du malade, simulant une grande agitation, puis le flaire dans toutes les parties du corps, et en- fin s'e"crie : Je vois le mal, je le sens. C'est un esprit mau- vais ; je vais 1'arracher. Alors il suce la chair du malade, depuis les pieds jusqu'a la figure, puis il s'toie victorieux : Le \oila ! . . . je le tiens ! Et {'imperturbable docteur montre dans sa main tantot une petite pierre ronde, tantot un osselet qu'il pretend avoir arrache" du corps du malade. Si, apres cette premiere scene v le malade n'estpas gue"ri, ce qui arrive toujcurs, la comedie recom- mence, le docteur s'agile plus que jamais, crie VOYAGES ET MISSIONS. 227 comme un posse~de", frappe du tambour et continue, pendant plusieurs nuits conse~cutives, a extraire du corps du malade des pierres,des osselets, des vers. Quand la maladie a re"sist6 a ces savantes ope>a- tions, le meVlecin declare , doctoralement, que le corps du malade est plein de mauvais esprits et qu'il n'est pas assez fort pour les de"loger. Ce qui n'empeche pas M. le docteur es magie de recevoir son payement qui consiste en hardes ou en viande seche. Le me'tier de docteur est lucratif meme chez les Castors. Cette me"decine est plutdt un enfantillage et une supercherie qu'une operation magique; si ces sau- vages ne m'avaient pas refus6 de faire baptiser leurs enfants, j'aurais certainement excus6 leur ridicule maniere de chercher a se gu^rir. XIII Apres ce qui venait de se passer, je m'attendais a ne plus revoir les Castors, lorsque lesurlendemain, et a ma tres-grande surprise, ils m'envoyerent une deputation. Pere, ma dirent les de"pute* que ma condescendance aurait de bons re"sultats et qu'avant leur depart ils m'amene- raient quelques-uns de leurs enfants. Le lendemain j'attendis, personne ne parut. Oh e"taient done ces Castors si empresses naguere?... Helas! ils elaient occup6s a jouer, malgre" la promesse solennelle qu'ils m'avaient faite... ils jouaient et ils jouaient tous; quelques-uns cependant se repentirent et se pre*sen- terent a moi vers le soir. Puisque vous n'avez pas trouv6 le temps de ve- nir pendant la journe"e, leur dis-je, puisque vous avez passe* tout votre temps a jouer, je ne suis pas dispos6 a vous instruire pendant la nuit. Ils se retirerent confus ; a partir de ce moment je ne vis plus personne ; je tentai d'aller les voir dans leurs tentes, mais ils fuyaient maintenant a mon ap- proche comme des re"prouvs. Une douzaine cependant se convertirent. 232 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. XVI Pauvres Castors, pourquoi avez-vous 6t6 sourds a ma voix ? Ma parole vous apportait la vie, et vous avez voulu rester dans la mort; elle vous apportait le bien- etre en ce monde, etvous avez voulu rester dans 1'a- brutissement, elle venait vous dire que le Redouta- ble veut 6tre aim6 plus que craint, et vous n'avez pas voulu me comprendre. Pourquoi m'aviez-vous fait solliciter de venir vous voir, si c'tait pourne point croire a ma parole? Voyez vos fr&res les Montagnais, vos fr&res du grand lac des Esclaves : ils ont cout la parole du Puissant, et le Puissant les protege; pourquoi ne voulez-vous pas suivre leur exemple?. . . H6las ! le Castor a un caract&re si lache, si plein de duplieite, il est si versatile, que sans un miracle de la grce il ne se civilisera jamais. CHAPITRE XXV Suite du voyage chez les Castors. Comment on voyage 1'hiver. Bertrand et Bourchet. Petite caravane. P6rils de ce voyage. Famine. Les chiens ne veulent plus marcher. Le missionnaire a trois doigts gele"s. Denouement de Ber- trand. II va chercher du secours. Bourchet s'e"vanouit. De"couragement. Douleurs du missionnaire. Bour- chet sur la traine. Une fume"e. Les libeYateurs. Retour de Bertrand. Joie du missionnaire. Arrived au Vermilion. Rentree a Atthabaskaw. I Ma mission chez les Castors 6tait terming, c'tait le moment de songer au retour. L'hiver, 1'impitoya- ble hiver avait commence. La prudence semblait me commander d'attendre le printemps a Dunvergun, mais j'avais Iaiss6 mon 6tablissement d' Atthabaskaw dans une situation telle que mon retour 6tait imp6- rieux, et je me d^cidai a partir. J'avais amen avec moi deux jeunes Canadiens frangais quiseulsconsentirentam'accompagner; 1'un s'appelait Bertrand, 1'autre Bourchet. 234 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Ce n'elait plus en canot qu'il fallait songer a voya- ger maintenant. La riviere tait glac6e, il fallait tra- verser les deserts ; malheureusement Dunvergun e"tait pauvre, si pauvre que nous ne pumes y trouver que sept chiens, pour porter les vivres et les couver- tures. Le 29 novembre, aide" de Bertrand et de Bourchet, nous chargeames notre traine, nous ne pumes nous procurer, pour toute provision, que quelques livres de taureau et quelques livres de viandes seches, nous en avions a peine pour huit jours et nous avions au moins vingt-cinq jours de marche a faire. Nous comptions sur la Providence. II Le lendemain matin les chiens sont attel^s a la traine et nous partons. Les employe's du fort, qui comprenaient notre te'me'rite' versaient des larmes, quelques vieillardssauvages, agenouille'ssurlaneige, nous criaient au revoir en faisant des signes de croix, Bertrand et Bourchet souriaient comme pour expri- mer qu'ils partaient sans aucune crainte. Voici notre ordre de marche. Bourchet marche clevant, un baton ferre" a la VOYAGES ET MISSIONS. 235 main, son fusil en bandouliere et nnfardeau surles e"paules, apres viennent les chiensetla traine, que Bertrand pousse avec son bciton, moi je suis 1'atte- lage, ge~missant et me demandant si je ne suis pas trop te'me'raire. La neige n'e"tait pas tres-solide, la marche deve- nait assez difficile, nous avion s a peine fait quelques lieues que nos chiens eommencerent a faiblir ; pour aplanir la voie et pour durcir le chemin, je passe devant, les chiens encourages font un dernier effort, noussuivent encore environ unelieue, mais arrives la ils s'arretent extenue~s. Les fouetter eut t inu- tile. Couchonsici, dis-jeamesd6vouescompagnons, nous irons mieux demain. Ill La nuit parait longue, quand on la passe couch6 sur la neige, par un froid rigoureux. Le ciel etait etoile", pas un souffle de vent n'agitait les branches des grands arbres couverts de glagons, tout e~tait si- lence et mystere. Mes deux amis dormaient paisible- ment aupres de la traine, et moi je priai : OMarie, protectrice des voyageurs, disais-je, jette un regard sur tes enfants. 236 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. A quatre heures nous sommes tous trois debout, nous d^jeunons, les chiens seniblent avoir repris courage et nous partons. Le frbid de la nuit a durci la neige, nous voulons Sparer le temps perdu. A leur tour, les chiens sem- blent vouloir se faire pardonner leur inertie de la veille. Mais la force ne correspond pas toujours au courage, vers midi les pauvres chiens ne peuvent plus marcher, on les fouette, mais vainement... II faut faire halte de nouveau. Nous n'avions parcouru encore que six lieues au plus, il y avait loin de la a deux cents. Le lendemain nous repartons, presque joyeux, Bourchet tire au passage un cygne extnu6. Ber- trand, qui est un peu farceur, se livre a des appr6- ciations surles agr6ments de notre voyage, et, par- fois meme, fait des lazzis plus ou moins spirituels. Moi je remercie Dieu qui semble nous avoir pr6- par6 un chemin uni et luisant. C'est merveille de voir cette petite caravane traversant les forets en glissant sur la neige glace^e, nous ne marchons plus, nous volons, noscoursiers, fa vo risers par unbon vent, sont entrain^s plut6t qu'ils ne trainent, a midi nous avions fait douze lieues au moins. Malheureusement la glace vive est passed, nous voici encore dans la neige jusqu'au-dessus des VOYAGES ET MISSIONS. 237 genoux, il faut nous arreter. A dater de ce moment les difficult^ du voyage augmenl&rent, et pendant hilit jours, nous ne pumes faire que peu ou pas de chemin. IV Nos provisions sont presque 6puises, et nous avons fait a peine la moiti^de la route. Nos chiens, consid^rablement amaigris, se refusent au travail, ils marchent a peine, et nous, 1'estomac vide, 1'esprit tourmenl6 par la crainte d'un jeune plus rigoureux, nous avons perdu aussi notre premiere vigueur. Au lieu d'une surface luisante et unie, Foeil ne rencontre plus que des montagnes de neige. Nous marchons cependant ; chaque jour nous parvenons a franchir quelques-unes des pointes form^es par les detours de la rivi&re. Mais le but est encore bien loign6. Le 14 d^cembre, apres une journSe de fatigue qui noasavait bien peu rapproch^s, nous fumes for- c6s de nous arreter. Des nuages sombres avaient 238 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. remplace" le soleil, un vent violent se levait, les chiens tomberent saisis par le (Void. ciel, ayez pitie* de nous, sans votre secours nous pe>issons, m'toiai-je. Alors, mes deux intr^pides compagnons rivalisent de courage, nous r^unissons toutes nos forces pour ramasser du bois sec, mais le froid est devenu si rigoureux que le bois ne veut plus bruler (1), que faire?... nous jetons des couvertures surles chiens, nous nous enveloppons nous-memes, le mieux qu'il nous est possible, et nous nous ^tendons sur la neige, a cote" de nos pauvres animaux. A deux heu res du matin, me sentant presquegele', je me leve : j'appelle mes deux jeunes gens, je leur fais comprendre quele seul moyen de salut qui nous reste c'est de combattre le froid par la marche. La nuit est noire, n'importe, il fautpartir. Les pau- vres chiens, un peu re'chauffe's , ob&ssent a notre appel. Nous marchions au hasard , trera en conte pueril, et le sauvage paraitra. VI L'homme n'est pas sauvage seulement parce qu'il habite les deserts, il est sauvage surtout parce qu'il n'a pas la connaissance du vrai Dieu. Tant que la religion n'est pas venue en l'e"clairant adoucir ses LES SAUVAGES. 255 moeurs, il se laisse fatalement entrainer par ses ins- tincts animaux et devient barbare. Mais que le Christianisme p&i&tre ou la sauva- gerie habite , 1'homme acquiert alors le sentiment du vrai et clu bien, il cultive les arts, et la civilisation apparait. Tous les peuples de la terre ont 6t6 barbares a leur heure, tous ont plus ou moins commence par l'6tat sauvage. Ne serait-il done pas insens6 de croire que l'ide chr&ienne, qui depuis deux mille ans fait sa mar- che a travers les si&cles , put trouver au nord de I'Am^rique une barrifcre infranchissable ? VII Nos peres les Gaulois ne furent-ils pas aussi des sauvages? Le tableau qu'en font Posidonius et Dio- dore de Sicile est-il plus flatteur que celui que nous allons faire des Cris, des Montagnais, ou des Horn- mes de Sang ? Les Gaulois, dit Rollin , immolent des victi- mes humaines a Bellone et a Mars, buvant dans le cr&ne de leurs ennemis, les faisant p6rir par le fer et le feu ou les 6touffant par la fum6e, enfin se por- 256 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. tant a cet exces d'6ventrer les femmes grosses et d'arracher la vie tout a la fois aux meres et a leurs enfants. La barbarie a dure" dans les Gaules jusqu'au regnedeTibere, ou plutot au regne de Je"sus-Christ. VIII Au quatrieme siecle, les peuples de la Bretagne et de I'lrlande vivaient encore a l'e~tat sauvage. Strabon dit au sujet de Tile d'lerne (Irlande) : Nous n'avons rien a rapporter sur cette lie, si ce n'est que ses habitants sont encore plus sauvages que ceux de File de Bretagne; ils sont anthropophages, ils man- gent les cadavres des auteurs de leur vie et regar- dent cela comme une action louable. De 1'orient a F Occident-, du septentrion au midi, tous les peuples a leur enfance ont ignor6 les lois de 1'humanite* et de la pudeur. Tous a leur commencement ont fait consister la religion dans les pratiques les plus frivoles, puis a cote" des pratiques frivoles se sont place's fatalement des usages inhumains. Chez la plupart, comme chez les sauvages qui nous occupent , ces usages barbares 6taient plutot le re"sultat de la superstition LES SAUVAGES. 257 que d'une cruaute reflechie. Aussi,partout ou la foi evangelique a detruit la superstition, la barbarie a disparu; et de nouvelles generations de Chretiens, parmi lesquels regne la simplicity des premiers siecles, ont commence. IX Ainsi que tant d'autres peuples, avant que la vraie religion les eut edaires, les sauvages encore infideles ont tousles vices, toutes les corruptions; le sentiment de la retenue leur est inconnu ; ils sont mediants plus par ignorance que par instinct. Leurs vices sont moins le resultat de leur nature que du milieu abject ou ils vivent ; ils sont ego'istes, et cela s'explique par la necessite ou ils sont de ne s'occuper que du soin de leur existence. Le chacunpour soi est la loi naturelle de tous les peuples vivant encore a 1'etat de nature, leur grossiere superstition les pousse a la barbarie, et, comme ils sont faciles a en- trainer, il y a toujours parmi eux quelques im- posteurs habiles qui les dominent et deviennent, le plus souvent, les instigateurs de leur cruaute. DIX-HUIT .ANS CHEZ LES SAUVAGES, La nature des sauvages est bonne, et la preuve, c'est que, dans les tribus converges, la loi du Christ est respected, le meurtre et le vol n'existent plus qu'en souvenir. Le mariage, en d6truisant la polygamie, a cr66 la famille ; 1'accroissementdu bien-etre materiel qui s'en est suivi les a vite convaincus que la re- ligion seule pouvait les rendre heureux. Encore quelque temps, et la barbarie, fruit de la superstition, disparaitra de cette partie du nouveau monde, comme elle a disparu de la Bretagne et de la Gaule, du haut et du bas Canada. La civilisation chre*tienne, qui a r6ge"nert5 tant de peuples depuis la venue de Je"sus-Christ. pe"nelrera un jour dans les pays les plus recules de 1'Ameri- que du Nord. CHAP1TRE II Caractere des sauvages. Perfection de leurs sens. Leur me" moire. Logique d'un sauvage. Comment les sauva- ges pe~rorent. Comment les sauvages deviennent ora- teurs. Leur insensibility. Leur cupidity. Leur lachete". Que me donneras-tu si je fais cela? Comment on les guerit de la peur de la mort. Comment on fait des mira- cles chez les sauvages. Comment on passe pour prophete. Les magiciens. influence de lamagie chez les sauvages. I Les sauvages ne sont done pas (Tune nature dif- fe>ente de la notre, ils out meme sur nous 1'avantage de la perfection des sens, tant ext^rieurs qu'lnte*- rieurs ; malgre" la neige qui les 6blouit six mois de 1'ann^e, malgre la fum^e, qui les accable dans leur tente, leur vue ne s'affaiblit presque jatnais; ils ont 1'ouie tres-subtile et 1'odorat extremement fm; ils ont la conception lente, mais la memoire extraor- dinaire. Leur esprit est positif, je dirai meme ma- the'matique comme leurs langues; vivant des mois entiers seuls dans les forets, ils ont 1'habitude de la 260 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. reflexion. Chez les natures privile'gie'es cetle reflexion constanteleur remplit tellement I'esprit.que, facile- ment elle seproduit par des discours. Leurs discours renferment de fort belles images, et, quoiqu'ils ne gesticulent pas en parlaut, ils ont une \ 11 Un sauvage que (1) je n'avaispas vu depuis deux ans se pr6senla a moi, s'assit gravement et, avec le sans-gene qui caracterise ces peuples, me dit apres un moment de silence , sans que je lui eusse fait une seule question : Oui! Surpris de ce monosyllabe, j'attendais, et il r6p6ta encore par trois fois : Oui ! oui ! oui ! Pourquoi, lui dis-je enlin, me dis-tu oui ! sans que je t'aie adress^e la parole? (1) Nous continueronsa donnerla parole au missionnaire dans la suite de ses remits. 262 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Ce que tu me disais il y a deux ans est vrai, me r6pondit-il. Je reconnus alors que c'elait un souvenir reste" grave* dans sa me"moire et auquelil avait tantr6fle"chi, qu'il avait fini par comprendre. 111 Un autre sauvage, que je n'avais pas vu depuis plusieurs annexes, vint me dire un jour : Je re'fle'chis chaque moment a ce que tu m'as dit, mais je n'ai pas encore compris assez pour me faire chre"tien. Quet'ai-je dit? Comment, tu l'as oublie" ! Je parle a tant de monde ! Tu m'as dit que quiconque n'elait pas baptist ne pouvait alter au ciel. Mais, si Dieu est venu sur la terre pour sauver tous les hommes, pourquoi nous a-t-il laisse" ignorer si longtemps ta religion ? je ne m'explique pas cela. Je r^pondisa son objection, ilm'^coutaen silence, puis il me dit : Je r6fle"chiraia tes paroles, et quand j'aurai compris, je reviendrai (e voir. LES SALVAGES. 203 II revint au bout de deux anne"es. J'ai compris,me dit-il en m'abordant, ei comme si je venais de lui parler a peine. Baptise-moi. Prouve-moi que tu as compris. Le sauvage alors me re"p6ta, presque mot a mot, ce que je lui avals ditdeux ans auparavant,et meprouva qu'il avait parfaitement compris mes raisons en me demandant enfin le bapteme. IV Devenus vieux, les sauvages sonttous plus ou moins proreurs, ils font des discou rs a propos de tout et sur tout ; mais, discoureurs sans but et sans gout, ils ne choisissent ni le temps, ni le lieu, ni la circonstarice favorable ; un groupe de sauvages s'arrete tout a coup ; au milieu des vociferations, un vieillardse leve et sa voix retentit; le tapage qu'on fait autour delui est son stimulant, plus on crie, plus il s'anime. Les sujets ordinaires de ces discours sont de longues la- mentations sur la perte de parents morts, quelque- fois sur le mauvais succes d'une chasse. Le premier ayant fini,unautre le remplace; ce deuxieme orateur confirmera-t-il le discours du premier ou va-t~il d6- truire ses arguments? Point. Celui-ci commence un 264 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. sujet nouveau, et ne s'occupe pas de ce qui vient d'etre dit : un troisieme precede et fmit de la me'me maniere, jusqu'a ce qu'enfin le groupe s'6- tant disperse*, le dernier orateur reste seul et finisse son discours en se parlant a lui-meme. C'est cette manie de pe"rorer, inherente a ces peuples, qui fait surgir parfois au milieu d'eux de vritables ora- teurs. On voit des sauvages, impressionne'spar les paroles du missionnaire auxquelles ils ont me'dite' dans la so- litude, inspires paries merveilleuses creations de leur Strange monde, une fois chre'tiens, composer pour leur usage particulier des discours surprenants,qu ils se plaisent a re*p6ter toutes les fois qu'ils en ont 1'oc- casion. \" Dou6s d'une bonne constitution, les sauvages vi- vraient longtemps, si des privations de toute nature, de longs et p6nibles jeunes ne les affaiblissaient pas avant le temps. Ces exces de privations , les entrainent souvent dans des exces contraires qui ruinent aussi leur tem- p^rament. Apres une abstinence forc^e de plusieurs niois,s'il leur arrive abondance de viande.ilsmangent LES SAUVAGES. 265 avec gloutonnerie, et ceux qui ne sont pas morts de faim meurent alors d'indigestion. Une chose qui con- tribuait surtout a abrger leur existence, c'e"tait Ta- bus des liqueurs fortes introduites chez eux par les commerc.ants qui font la traite des fourrures. Heu- reusement cette traite immorale a disparu de la plu- part de ces contr^es et un sensible bien-etre en est result^. 11 est remarquable que le cre"tinisme et I'imb^cil- Iit6 sont presque inconnus chez les sauvages. Quant aux quality's du coeur, ils n'en ont pour ainsi dire aucune.Le sentiment de Familie^de la com- passion, de la reconnaissance, est moins dans leur coeur que dans la reflexion. Ceux qui sont hospitaliers, par exemple, ne le sont que parce qu'ils sont persuades que tout doit etre commun parmi les hommes. Leur attachement, leur denouement meme pour le missionnaire, n'a souventpour motif que 1'int^ret. VI <( Un jour, en abattant un arbre dans la forel. je m'etais fait une forte coupurea la cheville. La dou- leur 6tait si forte que j'avais 6t6 oblig^ de me cou- 266 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. cher au pied de 1'arbre, ne pouvant marcher pour rentrer chez moi. Je vois venir des sauvages, je les appelle et je les entends dire entre eux : Le pere est malade... puis ils passerent sans s'arreter; alorsj'en appelle un par son nom... il ap- procheet je le prie de m'aider a marcher jusqu'a ma maisou. Que me donneras-tu si je te porte? me dit le sauvage. Cette preuve d'insensibilite" me re~volte toutes les fois que j'y pense. Voila les sauvages, ils ont de la tete, ils ont de Fesprit, mais ils n'ont pas de cceur : 1'egoisme est le cot6 laid de leur caractere. *j>rr y.u&3 - VII Qu'est-ce que tu me donneras si je fais cela? voila les premiers mots des sauvages. II n'en entrait jamais un dans la maisori du mis- sionnaire sans lui demander quelque chose. Quand ils lui e"crivaient carje leur appris a crire c'^tait encore pour demander. Ils sont laches et ont une grande peur de la mort. Aussi apeine sont-ils atteints d'une maladie qu : ilsse LES SAUVAGES. *267 croient deja a la veille du tr6pas. N6anmoins. des que quelqu'unest malade, ils ne craignerit pas de lui dire sans detour : Tu vas mourir, bien qu'ilne soit pas en danger de mort. Souvent le malade meme parle de son tre"pas, comme d'un fait deja accompli, sans paraitre s'en emouvoir, ce qui n'est point le resultat de la force de caractere, mais de l'espe>ance qu'ils ont de gue>ir. Aussi s'empressent-ilsde faire appeler le jongleur ou la sorciere. Sou vent plusieursvenaient chez moi de Ires-loin se croyant in extremis, pour avoir la consolation, di- saient-ils, de mourir aupres de leur pere. Je crois plutot que c'elait dans I'esp6rance que je les gu^ri- rais. A mesure qu'ils approchaient de ma maisonjls poussaient de profonds soupirs, sur le seuil de la porte ils soufflaient plus fort et enfin ils s'6vanouis- saient. Je les laissais pendant un certain temps sans rien dire,puis,prenant mon bonnet de docteur,jepalpais montre en main le pouls d'un malade. Les pulsa- tions elaient r^gulieres, il n'y avail done pas dan- ger de mort. Prenant alors un air de prophete, je disais : Mon fils ne crains rien... tu ne mourras pas. Cette assurance lesgue>issak de suite de lapeur et 268 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. peu d'instants apres les malades piaisantaient, de mandant a fumer et a manger. VIII Les sauvages sont tres-naifs et tres-cre"dules, ils naissent et raeurent enfants. L'un d'entre eux vint une fois me trouver et me dit en pleurant : Mon pere, j'ai mon enfant couch qui va mou- rir, viens ce soir, tu me le gue>iras : c'estlui qui chasse le mieux de la maison et j'en ai besoin. J'irai et je le gue"rirai, lui re"pondis-je avec une assurance de prophete. J'allai en effet chez lui, je trouvai 1'enfant cou- che*, respirant apeine; je le crus mortet me repen- tais d6ja d'avoir donn6 ma parole un peu legere- ment, lorsque, mettantla main sur sa poitrine, je reconnus que la vie s'6tait retiree vers le creur. Je questionnai le pere et je fus convaincu que le manque de respiration re'sultait d'une trop grande quantity de fruits du pays que 1'enfant avail mange's. Alors je lui ouvris la bouche et j'y soufflai a diffe- rent es reprises. LES SAUVAGES. '260 Quelques instants apres les poumons ^talent re- mis en mouvement. L'enfant vomit... ouvrit enfin les yeux et demanda a boire. 11 6tait parfaitement gue~ri. Etles sauvages de s'crier : Miracle, il donne la vie aux morts. IX L'histoire rapporte qne Gristophe Colomb, se trouvant au milieu d'une tribu sauvage qui mena- <;ait d'etre hostile, la menaga a son tour de faire disparaitre le soleil. Golomb savait qu'a cette heure-la une Eclipse de- vait avoir lieu, et combien elle devait durer. Les sauvages, a 1'aspect de 1'astre obscurci , se croyant menace's de la colere celeste, tomberent aux genoux de 1'elranger qui leur garantit de le faire reparaitre s'ils se soumettaient. Les sauvages prosterne's promirent, et tout a coup 1'astre des cieux rayonna. Colombalors fut regarde" comme un prophete. Que de fois les circonstances m'ont forc6 aussi de jouer le role de prophete. Les sauvages, en me quittant l'automne, me de- man daient: :>70 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Fera-t-il froid cet hiver ? Certainement il fera froid, leur r^pondais-je sans crainte de me tromper dans une contr^eou Irois mois de Fanned le thermometre varie de 35 a 50 de- gr6s. L'hiver arrivait avec sa ngueur, et les sauvages de dire : Je le savais bien, le pere 1'avait dit. Au printemps et en automne, pendant quelques semaines,H arrivait sur les bords du lac Atthabaskaw une grande quantity d'oies, d'outardes, de cy- gnes, etc., etc. Or ce qui inte>esse avant tout les sauvages, c'est de savoir quand ces gibiers arrive- ront. Connaissant, par l'6poque de leur depart, approxi- mativement le jour de leur arrived, je le leur d6- signai ; mon semblant de prediction s'accomplissait et les sauvages de dire : Le pere Faraud est prophete, il nous a dit juste le jour. X 11 n'est done pas surprenant qu'avec ce carac- tere naif et cr^dule des sauvages, leurs jongleurs LES SAUVAGES. 271 ou magiciens , on hommes de me'decine, aient pris tant d'empire sur leur esprit. Ges magiciens exploitent la penr qu'ils ont de la mort, leur laissant croire qu'ils peuvent les faire mourir en les regardant on en leur jetant un sort, c'est ce qu'ils appellent faire une mauvaise me'de- cine. II est vrai qu'ils administrent parfois an malade un \6ritable poison, compose du sue de certaines herbes dont eux seuls ont le secret; aussi, quand ils ont pre"dit la mort cl'un malade, la pro- phetic s'accornplit a leur gre". XI Les magiciens s'appliquent surlout a entretenir la surperstition chez les sauvages, et ils y r6ussissent facilement. Parmi ces superstitions, si les unes sont barbares, inhumaines, la plupart sont d'une pue>ilite ridicule; il est pourtant difficile de les d&raciner de leur esprit. Quand j'arrivai a Atthabaska^ , il etait regu que tout ce que disait un Monlagnais devait etre n^ces- sairement vrai. Or les Montagnais disaient : a Lorsqu'un homme perd ses parents, il lui de- vient impossible de tuer des animaux pour vivre. 272 D1X-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Quiconque done perdra son frere, son pere. ou sa mere fera de vains efforts pour chasser. Celui qui donne la tete des truites a manger aux chiens s'attire la malediction et s'efforcera en vain de pecher, les habitants des eaux lui seront de> sormais inaccessibles. Une femme e"prouvant des commotions dans le sein devient subitement prophete, il faut la croire. 11s disaient encore : Un Cris pent, par un seul regard! empoisonner unMontagnais. Mais il peut aussi par des attouche- rnents ou des souffles lui rend re la vie. <( Un Montagnais, apres avoir fait noircir 1'os de l'e"paule d'un caribou, peut et doit ne"cessairement pr&lire 1'avenir. Xll Les magiciens font aussi facilement le metier de devins; or, comme la nouvelle la plus impor- tante dans ces contre"es est de savoir quel jour les voyageurs arriveront, le magicien ne peut pas pr^cise'ment fixer le jour de 1'arriv^e, mais il sait ou ils sont et il peut approximativement 1'indiquer. Quand la prophetic s'accomplit, lessauvages s'^- crient : LES SAUVAGES. 273 C'est bien simple, le magicien 1'avait dit. Quand au conlraire elle ne s'accomplit pas, le magicien sort d'embarras en pre*tendant un manque de russite. Pourpre"direl'avenir,ilen est qui se font attacher, avec de petites cordes, les bras et Jes jambes, tres- forlement, et dans deux ou trois minutes ils se d6- barrassent de leurs liens; eux seuls connaissent ce secret des cordes. Par ce moyen encore ils exercent une grande influence sur les sauvages. Ces magiciens entretiennent surtout leur empire par la prediction des songesauxquels les sauvages ont grande foi, et par 1'exercice de la me"decine; ils pre"tendent oonnaitre les secrets de toutes les mala- dies; les plus hardis sont ceux que les sauvages estiment ou plutot craignent le plus, car, s'ils peu- vent invoquer pour eux les bons ge"nies, ils peu- vent aussi leur jeter un sort funeste , et les faire mourir. Leur science consiste a gue"rir les maladies par in- vocation et par incantation ; ilsexpliquentlessonges, devinent les sorts et en empechent les pernicieux effets. Toutes ces jongleries se pratiquerit au moyeu de certains animaux qu'ils ialistes. Habitues a souffrir sans e"mouvoir leurs seinbla- b!es, ilsles voient souffrir sans etre e"mus. Quand ils ont de la viande dans leur tente, ils ne s'inquietent pas si la tente voisine est depourvue. L'hiver dernier la tente voisine vivait dans 1'abon- dance, et dans la sienne on mourait de faim. G'est ainsi qu'ils deviennent fatalement e~goistes et insensibles. Les sauvages le sont tous plus ou moins. Lacharite' , cette reine des vertus chrliennes, n'a jamais p6ne"- tr6 dans leur ame. Le cri de la mis^ricorde n'a pas encore retenti aux oreilles de ces infideles ; tous ne sont pas foncierement cruels, maispresque tous sont inditfe" rents aux maux d'autrui. L'insensibilit^ est une cruaul6 encore. 11 (Vest au milieu de ces nations qu'onpeut s'crier en LES SAUVAGES. 277 toute v6rit6 : Malheur aux veuves et aux orphelins. Quand la nonrriture quoiidienne leur manque, quand dans la tente d6laisse ils ont puis6 leur der- nier morceau de viande sfcche, les sauvages peuvent passer... entendre leurs g^missements... ilspassent. Bientot les malheureux, 6gar6s par la faim,sorteut de leur tente, et s'en vont sur les bords de la riviere ou au milieu de la foret... mais la riviere est gel6e, desglagons seuls pendent aux rameaux des arbres, la neige blanchit le sol. Les sauvages les voient... document la tete... et ilspassent. Les abandonn^s errent quelques jours a 1'aven- ture; tantot on les voit coller leurs levres cris- p6es aux jeunes arbustes pour en exprimer le sue, leurs dents s'impr&gnent aux branches, les broient avec frn6sie pour en arracher la moelle, mais la s6ve qui donne la vie h 1'arbre ne pent la donner a I'felre humain; tantotils creusent laneigedans 1'espoird'y trouverunetouffe d'herbe... 1'instinct de la vie les soutient encore... ils luttent... ils lultent... ils vou- draient vivre. . . mais, Mas ! la mort est la qui attend sa proie... les acres serrements dela faim leur ar- rachent un dernier g6missement... ils ne lullent plus...Alors ils vont s'accroupir a 1'abri d'un rocher ou sur le bord d'une riviere... puis ils meurent. 4 278 D1X-HU1T ANS CHEZ LES SAUVAGES. Le lendemain les sauvages voient leurs cadavres roidis. . . et ils passent. Ill <( Un jour un jeune sauvage vint me prier d'aller voir son pere malade, il fallait faire plus de trente lieues dans la foret couverte de neige. Je savais qu'a mon refus, le magicien serait appel6. J 'avals espoir de convertir uneame a Dieu, je partis accompagn6 d'un guide. Mes raquettes aux pieds et mon baton a la main nous marchames pendant plusieurs jours pour arri- ver a latentedu sauvage. Chernin faisant, je visitais quelques families enferm^es dans les tentes qui se trouvaient sur mon chemin. Malheureusement nos provisions 6taient ^puis^es alors qu'il nous restait encore une grosse journ^e de marche. Nous arriv^mes enfin ext^nu^s de fatigue et de faim. Je vis le malade, je le consolai, lui donnai quel- ques medicaments, jeluiparlai deDieu, delaneces- sit6 d'etre chr^tien pour aller au ciel. Le sauvage, heureux de me voir, semblait etre cer- LES SAUVAGES. 279 tain de sa gugrison , mais il ne nous offrait pas ;i manger. Mon guide me faisait signe d'en faire la demande, car, ainsi que moi, il avail grand besoin. Voyant en- fin qu'on ne nous offrait rien, je dis au malade que depuis la veille nous n'avions rien pris et qu'il voulut bien nous faire donner quelque chose par sa femme. A ce tte demande le sauvage rougit, balbutia, fit finit par me r^pondre : J'ai bien un peu de poisson et un peu de viande, mais j'eri ai besoin pour moi. Sij'enavaiseu la force, jeluiaurais fait un sermon sur la charit^ et la reconnaissance. Je me contentai de le supplier de nous donner quelques poissons sees. 11 c6da enfin a ma priere en me disant : Je te les prete, mange-les, mais a la condi- tion que tu me les rendras quand j'irai chez toi an printemps. Ce pret repr^sente la charite sauvage. IV Les sauvages ont tous le sentiment d'un etre su- perieur et d'une nouvelle vie, ils adorent plus parti 280 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. cnlierement ce qui frappe leurs sens : le soleii par exemple ; ils invoquent plus commun^ment la puis- sance qu'ils craignent, ils demanderont moins a Dieu de leur faire du bien qu'au dmon (Puissant Mau- vais] de ne pas leur faire de mal. Cela lient a leur caractere lache el a la peur qu'ils ont de la souf- france. Mais ils n'ont pas de culte ext6rieur. Dans leurs prieres au Puissant Bon, ils deman- dent beaucoup de viande, beaucoup de poissons, beaucoup de fourrures. Cela tient a leur mate>ialisme. Voiciune formule de leurs prieres : Cr&iteur, je ne te connais point, mais je sais que c'est toi qui as fait toutes choses. Fais-moi vivre longtemps, accorde-moi beaucoup d'enfants bien forts afin qu'ils me fassent bien manger quand je serai vieux. Fais-moi d6couvrir beaucoup de ~< pistes d'orignaux, de biches, de cariboux , et, '< si je suis poursuivi par la faim, empeche-les de fuir a ma presence; enfin, Cr^ateur, aie pili de moi, afln que je nefasse pas mal, et quand je m'en ( irai dans Fobscwritt (la mort), fais que j'aiile trou- ver mon pere. Dans les tribus converties au christianisme, les Montagnais, par exemple , beaucoup aujourd'hui sont t res-pie ux, mais ce qui a beaucoup conlribu LES SAUVAGES. 2!M aii triomphe de 1'fivangile chez ces sauvages, c'est queparmiceuxau milieu desquelsune mission exisle, le commerce est florissant , les fourrures se ven- dent mieux , ils ont moins de mis&re et ils se sen- tent proteges parle missionnaire. Nous mettonsen fait que la certitude qu'eurent les sauvages que M. Faraud ne les abandonnerait pas, quand ils le virent coristruire sa premiere maison a Atthabaskaw, fut une des principales causes de leur conversion. Chez les sauvages ou lechristianisme ap6n6tr6, la foi est viveet sincere, ces esprits d^chusse reinvent, ces &mes avilies remontent vers le Cr6ateur, ces cceurs insensibles s'humanisent par la prifcre, cette pure manifestation de 1'amour. Leprotestantisme a tent^de s'6tablir sur quelques points de ce lointain continent : nulle part il n'a re^ussi, le protestantisme est trop froid pour civi- liser les peuples de ces regions de glace, il ne parle qu'a la raison ou il ne faut parler qu'aux cocurs. C'est surtout par les sentiments que nous pou- vons inculquer aux sauvages la \6ritf religieuse. 282 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Leurs clmes sont malades, leur conscience a besoin du m&lecin. Le christianisme seul peut ranimer dans ces coeurs le foyer teint, seul il peut r6g6n6rer ces ames crepes du mme souffle divin que la notre. VI Voyez-vous ces milliers de sauvages barbares hier Chretiens aujourd'hui. Hier ils 6taient la honfe de I'humanite^ hier ils 6taient abrutis danslamatiere, aujourd'hui ils par- ticipent a une nouvelle existence : la vie intellecluelle ; et quand le son de la cloche retentit dans les deserts, on les voit sortir de leur tente et accourir a ce tem- ple chr^tien ou les appelle le Dieu d'amour. CHAPITRE IV La polygamie. Comment se marient les sauvages. Le bi- game. Influence de la priere sur les sauvages. Un sau- vage convert! par lui-me'me. WABISKOKKUMANIWIT. Le vice le plus difficile a d^truire chez la plupart de ces peuples, le vice qui a c"t6 le plus grand obs- tacle a leur re"ge"ne>ation, c'est la polygamie. Dans beaucoup de tribus les sauvages ontla coutume de changer de femme selon leurs caprices ou leurs in- clinations. Celui qui veut se marier va le soir,dans une tente , prendre celle qu'il convoite et Famene dans sa propre loge de gr6 ou de force. L'usage est que les parents ne doivent pas s'en meler. S'il y a deux pr6(endants, ii y a querelle... puis combat... le plus fort a droit a la main de la jeune fille. La meme coutume a lieu a regard des femmes soi-disant marines. Si un sauvage veut avoir l'e~pouse 284 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. d'un autre, il cherche querelle au mari ; s'il est le plus fort, le mari lui abandonne sa femme et... ils se quittentbonsamis. Ils ne font du reste, agissanf ainsi. que ce qu'ils oat vu faire a Jeurs p&res, ne se doutant mtoepas qu'ils puissent etre r6pr6hensibles. Dans les tribus converties ces usages ont disparu, un grand nombre dja, et les Montagnais surtout, se sont soumis volontiers a contracter des ma- riages lgitimes. Depuis,trfcs-peu ont cherch6 a bri- ser des liens ciments par la religion, c'est un d6s- honneur parmi eux d'agir autrement; ils ont le bon sens de comprendre qu 'tin manage contractedecette fagon est seul digne de riiomme, aussi sont-ils plus satisfaits etse trouvent-ils moins miserables. 11 n'y avait point autrefois de liens de famille, les enfants ne reconnaissaient plus les auteurs de leurs jours, les parents ne reconnaissaient plus leurs prognitures, leurs alliances ressemblaient a celles des brutes. Le christianisme a 6veill6 dans ces coeurs un sen- timent, jusqu'alors iriconnu, en leur faisant com- prendre 1'affection la plus pure, la plus conforme auxlois de I'humanit^ : 1'affection conjugale. II arrive pourtant, assez souvent, que tel sauvage qui a promis solennellement de vivre en chr- tien retombe dans ses habitudes perverses. La civilisation n'a pas encore pouss6 d'assez profon- LES SAUVAGES. 28-i des racines, et il ne faut rien moins que la s6 ve>H6 et la surveillance continuelle du missionnaire pour retenir dans le devoir ces peuples encore enfants. [I Un sauvage avail Spouse" deux sreurs. Revenu a de meilleurs sentiments, il re"solut de se convertir et de rendre la plus jeune de ses femines a son beau- pere ; il le fit, en effet, puis il vint me trouver. Pere,medit-il,j'ai faitce que tu m'asordonne", donne-moi le bapteme. Je te le donnerai, lui re"pondis-je, quand tu m'auras prouve', par ta bonne conduite, que tu en es digne. Le sauvage me quitta. Sixmoisapres, au retour de lachasse,il revintme trouver. Pere, me dit-il, je suis digne du bapte"me. J'ai gard6 une seule femme. Baptise-moi afin que je puisse prier avec mes freres. J'acc^dai a sa demande. Peu de temps apres, ses mauvais penchants repri- rent le dessus et il voulut avoir de nouveau sa belle- 286 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SALVAGES. soeur. II se rendit a sa tente bien r^solu de ne pas en sortir sanselle. Heureusement la jeune femme n'e"tait pas seule. Son pere, honnete vieillard quej'avais baptist quel- ques anne"es auparavant, 6tait la pour la delendre. Que veux-tti? dit-il en apercevant son gendre et devinant son dessein. Jeveuxta fille, rSpondit le sauvage d'un ton imp^ratif. Tu ne 1'auras pas, homme indigne d'etre chr6- tien, s'6cria le \ieillard. Le sauvage leva son coutelas comme pour le f rapper. Un drame epouvantable allait se passer dans cette tente. Le jeune homme, Foeil hagard, doming par sa passion, se prence abrite habituelle- ment vingt-cinq personnes. Quoique ces loges soient toujours dresses sur la terre ou quelquefois meme sur le granit, les femmes soigneuses trouvent moyen de leur dormer un cer- tain air depropreteen 6tendant, tout autour, des ra- meaux de sapins les plus fins qu'elles puissent trou- ver, elles placent ces rameaux de telle maniere que les tiges sont toutes couvertes par les extre"mites et oifrent ainsi une couche passable. VI Les sauvages habitent ou dans grand camp, ou famille par famille, selon la locality. Dans les vastes prairies ou se fait la chasse des buffles, sur les bords de la mer Glaciale ou se fait la chasse des cariboux, ils se r^unissent par grosses bandes et font leu rs expeditions en commun. Dans ce cas, les loges pr^sentent Faspect d'un pe- tit village et se cornptent quelquefois par cent et cent cinquante. (.LES SALVAGES. 299 Ceux qui voyagenl isoltiment \ivent au contraire famille par famille, dans les forets ou le long des rivieres, il est rare qu'il y ait plus de deux loges ensemble. La raison en est que les animaux soli- taires, qui habitent les bois, sont comparativement peu nombreux et que les sauvages se nuiraient les tins aux autres en se re"unissant. Dans le coursde 1'hiver, les sauvages, de qui Ton peut dire que toute la terre est a eux, puisqu'ils ne connaissent ni bornes ni limites, parcourent succes- sivement de cent cinquante a deux cents lieues. Ainsi ils dressent leurs tentes au milieu d'un bois, chassent autour pendant quelques jours, puis lar- gissent leur circuit et ainsi de suite jusqu'a ce qu'ils aient delruit tous les environs. Alors ils d6molissent la loge et s'en vont recommencer plus loin. VII Voyez au milieu des vastes prairies, dans le creux des rochers, ou sous les grands arbres des forets, les tentes des sauvages que le Christianisme n'a point encore e"claire"s. Voyez 1'int^rieur de ces families in fortunes et la tristesse descendra dans votre ame. 300 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. La reside rSgoisme le plus rvoltant et les plus abominables depravations des sens. La, si 1'abondance existe, c'est 1'orgie hideuse des invocations infernales. C'est la brute qui mange, dort, digere. La, si la faim se fait sentir et si la nourriture man- que, c'est le de"couragement, bient6t c'est la rage, puis le blaspheme. C'est la brute qui rugit. Horrible rugissement du sauvage, qui, n'elant re- tenu par aucun frein inte'rieur, se laisse alors aller quelquefois a son instinct de canibale pour assouvir la faim qui le dvore. V1I1 Voyez rinte~rieur de la tente des sauvages de- venus chr^tiens et vous serez console". Un christ, une statuette de la Vierge, une image d'un saint ve'ne're*, sontles protecteurs visibles de ces pauvres families des bois. Le soir, se fait lapriere en commun, qui toujours est suivied'un cantique;souventlepere,ou, s'ils sont plusieurs families ensemble, le vieillard le plus 6ru- dit, fait un discours aux jeunes gens. Quelquefois aussi le besoin se fait sentir, mais LES SAUVAGES. 301 1'image du Christ est la, ils savent qu'il a souffert et ils endurent leurs privations saus blasphemer. Plus heureux que leurs freres encore iclolatres, ils connaissent la resignation. Comme dans I'interieur de ces tentes il y a beau- coup plus d'ordre, plus de propret,plus de sobriete, les privations y sont gen^ralement moins fr^quentes. J'ai peu d'exemples de families chr6tiennes mortes de faim dans leurs tentes, tandis que dans les tentes des families idolatres ce fait n'est pas rare. CHAP1TRE VI Comment chassent les sauvages. L'orignal. Le caribou. Chasse d'6tt5. Chasse d'hiver. Superstition des chas seurs. I Dans la tente du sauvage la femme a le soin ex- clusif du manage. C'estelle qui charrie le bois, le coupe, prepare les viandes, fait les souliers,raccom- mode les habits. Le pere part ordinairement le matin, son sac sur le dos, son fusil a l'paule, sa petite hache, son pot a boire, son sac a tabac et sa pipe pendus a sa cein- ture. II parcourt dans sa journe"e tous les lieux ou il a dresse" des pie"ges pour les petits animaux a four- rures, tels quele renard, \Q fecan, la martre,le carca- foux, \herminette, etc. , etc. , et ne s'en retourne che/ lui qu'a la nuit. Quelquefois il suit a la piste les gros animaux. LES SAUVAGES. 31U tels que Yorignal, le bizon, le cerf et le caribou. D'apres les usages, le sauvage ne peut revenir sans avoir fait sa chasse; aussi, quand la nuit le prend avant d'avoir atteint la proie qu'il poursuit, il cou- che sur le lieu me" me, sans allumer de feu pour ne pas effaroucher les animaux , et s'enveloppant alors, le mieux qu'il peut, dans une petite couverture qui ne le quitte jamais, il s'tend sur la neige a 1'abri d'un arbre ou d'un pan de rocher. Si le len- demain la chance n'est pas meilleure que la veille, il couche encore de la meme maniere sur un autre point. En retournant sans avoir fait chasse, il serait ap- pele" lache et maladroit. Ce point d'amour-propre est commun aux chasseurs de tous les pays, a ceux plus la curiosity pousse les ca- ribous a s'approcher des chasseurs qui en font alors un facile carnage. S'il arrive que la bande ne soit pas nombreuse, ils les tuent tous, mais ordinairement ils atteignent le chiffre de deux a trois mille, IV La chasse des caribous est le sujet de quelques superstitions. Le sauvage, chassant et ne pouvant alteindre sa proie, avait coutume de faire noircir le paleron de 1'orignal ou du caribou, le per gait dans le milieu et souriait; il pre"teridait avoir la force, par ce sourire, de jeter un sort sur les animaux et de les attirer par ses charmes. Voici a ce sujet une autre superstition non moins absurde et accre'dite'e ne*anmoins partout. Lorsque les femmes mangeaient le mufle de 1'o- rignal, il devait en arriver malheur aux chasseurs. Les femmes prelendent, avec quelque apparence de raison, que la gourmandise a toujours ele" la prin- cipale cause de leur exclusion. Car le mufle de 308 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. I'orignalest, sans contredit, le inorceau leplusfriand qu'il soit possible de trouver. Ces superstitions sont tellement enracines dans 1'espritdes sauvages, que meme ceux qui sont chr6- tiens se laissent difficilement de~sabuser. CHAPITRE VII La pGche. Diffe~rentes sortes de poissons. Le poisson roya- liste. Le poisson sans dents. P6che d'et^. - Pfiche d'hiver. Les sauvages, pour subvenir aleur alimentation, emploient spcialementlapeche. On trouve dans tous les grands lacs, dans tons les 6tangs, et I't6 dans les rivieres memes, une quantity prodigieuse de poissons dont plusieurs d'une quality sup^rieure ; de ce nombre sont : Le POISSON BLANC, qui ne se rencontre que dans ces contrties. Ce poisson est une excellente nourriture, surtout lorsqu'il aatteint une certainegrosseur; sim- plement roti devant le feu, il prend le gout du pain et de la viande tout a la fois. La TRUITE, de deux esp&ces, la petite et la grosse. Parmi ces dernieres, qui p&sent quelquefois jus- qu'a quatre-vingts livres, on distingue la blanche, la 310 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. jaune et la rougeatre ; les unes et les autres offrent un aliment succulent et fortifiant. Le BROCKET devient aussi excessivement gros , il y en a quelques-uns qui pesent jusqu'a cent livres, ce sont de vrais requins d'eau douce, et ils font une guerre cruelle a tous les autres poissons. C'est celui que les sauvages estiment le plus. Le DORE, auquel on a donne" ce nom a cause de sa couleur dor6e, abien quelque me'rite; d'une saveur agre*able, il est le poisson providentieldes sauvages, attendu qu'il a la louable habitude de se presenter en grand nombre dans les temps ou tous les autres manquent. L'ESTURGEON, plus rare, ne se trouve pas dans les lacs les plus recule's du nord, mais il offrea la tribu des Sauteux une abondante subsistance au printemps et meme pendant tout Tele". Ce poisson devient tres- gros, on en voit qui pesent jusqu'a deux cents livres. L'esturgeon de la petite espece a un gout exquis; celui de la grosse espece, au contraire, est tres- coriace, et on ne le mange que par ne"cessite". L'esturgeon, qu'on pourrait appeler le poisson royaliste, porte sur la tete une espece de couronne ; les e"cailles dont il est convert ressemblent a des fleurs de lis. Pour le pecher, deux sauvages se placent chacun a une extre'mite' du canot. Celui qui LES SAUVAGES. 3il est derriere gouverne, 1'autre se tient debout, ayant a la main un dard, auquel est attached une longue corde, noue"e au canot. Des quel'esturgeon est a sa ported, il tache de lui de"cocher le dard au de~faut des e"cailles ; le poisson bless6 fuit, emportant le canot avec rapidit^. Bientot ses forces s'e"puisent, et il meurt. L'INCONNU se rencontre dans les lacs du nord ; c'est un gros poisson blanc, que les sauvages appellent beouly (poisson sans dents); il ressemble a la morue fraiche, mais il n'a comparativement aucune valeur ; sa chair est tres-indigeste. On trouve en outre une foule de petits poissons sans valeur, tels que TALOCHE , le TOULTBRI, I'ALBAS- SOCHE et le POISSON ROUGE. Cette abondance exube>ante est une benediction de Dieu qui ne prive une contre"e d'un produit que pour la pourvoir surabondamment d'un autre. Les sauvages ne connaissent ni le pain ni le vin. Les fruits memes, dans la veritable acception du mot, leur sont inconnus. Les lacs, les rivieres et les forets suffisent a la satisfaction de leurs besoins. 312 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. II Ces peuples sauvages ont differentes manures de faire la p6che. L't6, ils poursuivent les poissons avec undard qu'ils manient avecuneadresse surprenante, ou bien , assis nonchalamment dans leur canot amarr6, ils se servent de FhameQon et deviennent ainsi de placides pecheurs a la ligne; mais plus sou- vent ils fixent sur 1'eau un filet ayant de quarante a quatre-vingts metres de long et deux metres de large ; ce filet, soutenu d'un cof par de petites plan- ches flottantes, est pour eux un veritable grenier d'abondance agit6 par les flots. A quelque heure du jour ou de la nuit qu'ils viennent le visiter, ils sont a peu prks certains d'y trouver des poissons pour eux, leurs families et leurs chiens, seuls animaux domestiques qu'ils poss&dent. Ill En hiver, les sauvages proc&dent d'une autre ma- nifcre. Comme les lacs sont gels, ils percent la glace qui a quelquefois deux metres d'6paisseur : LES SAUVAGES. 313 par cette ouverture, ils ont le talent d'introduire le filet au-dessous de 1'eau. Le m6canisme qu'ils em- ploient pour arriver a ce r^sultat est vraiment re- marquable, quoique trks-simple. Une perche et un cordeau de la longueur du filet suffisent : deux ou trois filets ainsi passes sous la glace, permettent a une famille de trouver tout 1'hi- ver sa nourriture quotidienne. CHAPITRE VIII Education de famille. Ce qu'on enseigne aux enfants. Leur bonne constitution en naissant. Comment on les Sieve. Amour maternel. I Lesauvage, rentre* dans sa tente, initie ses enfants, dans les longues soirees d'hiver,a toutes lesconnais- sances qui lui sont ne"cessaires pour se suffire a lui- meme. II lui enseigne le nom de chaque animal, lui fait connaitre ses instincts, les moyens a prendre pour le poursuivre, lui indique les lieux ou il a 1'habitude de se trouver, les signes distinctifs qui permettent de discerner la piste, et depuis com- bien de temps l'animal a passe" ; la route qu'il doit avoir parcourue selon le vent regnant ; il lui dit 1'heure convenable pour 1'attendre, lui faisant re- marquer que la patience est la principale qualile" du chasseur; il se plait a lui citer telle circonstance, ou LES SAUVAGES. 315 lui, son p&re, son grand-pere, ontpass6 des jours et des nuits, seuls dans les bois, pour attendre 1'ori- gnal : Ta vie, lui dit-il souvent, sera miserable, tu laisseras mourir de faim la fenime et tes enfants, si, jeune encore, tu ne t'habitues pas a une vie de pri- vations. II Le sauvage indique aussi a ses enfants le mode a employer pour dresser des piges aux caribous et a tous les animaux a fourrure ; il leur apprend en quel temps et a quelle saison la fourrure est blanche ou noire, l'6poque ou le poil est le plus fin et a par consequent le plus de valeur. Puis, menant son en- fant surles lieux,il lui enseigne a connaitre les difiK- rentes parties de 1'animal, la direction des muscles, des fibres, des tendons, le nom de tous les os; il lui fait ainsi un veritable cours d'anatomie. Passant ensuite aux ouvrages materiels, il 1'habi- tue a se servir de la hache , des couteaux crochus pour fabriquer lescanots,les traineaux,les raquettes, les fleches, les berceaux, de sorte qu'un enfant, arrive a sept ou huit ans , commence dja la grande chasse exceptee a essayer tout ce que fait sou pere. 316 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Arrives al'age dequalorze a quinze ans, tous les sauvages sont a la fois ouvriers et chasseurs. Ill Les sauvages naissent forts et robustes ; on ne les emmaillotte jamais ; a peine peuvent-ils se rouler sur les pieds ou sur les mains, qu'on les voit tout nus courir dans la neige , dans les prairies ou dans les bois, semblables a de jeunes agneaux e'chappe's du bercail; dans les beaux jours d'e~te", on les voit par bandes folatrer dans les lacs, sembla- bles a un troupeau de petits canards, ou a une bande de poissons qu'on voit, en un jour de beau temps, se jouer sur la surface de 1'eau. Ces enfants sont la preuve vivante que tous les hommes savent nager en naissant ; ils acquierent par cet exercice une grande souplesse dans les membres, deviennent agiles et endurcis contre les rigueurs du froid. On leur met de bonne heure Tare et les fleches a la main. Jeunes encore, ils savent atteindreuri but avec une justesse surprenante ; aussi les sauvages ont-ils acquis facilement une grande habilete" dans 1'usage des armes a feu. Les enfants s'exercentde bonne heure a lalutteeta LES SAUVAGES. 317 la course. Quelquefois, on les fait escalader sur le haut des rochers ou grimper a la cime des plus grands arbres afin de leur inspirer le me'pris du dan- ger ; enfin on ne neglige rien pour les aguerrir et leur apprendre les seuls arts qui leur soient utiles : la chasse et la peche. IV Chez les sauvages, les meres prennent un grand soin deleurs enfants ; bien plus meres que beaucoup defemmes europe"ennes, qui, pour s'all^ger des soins de la maternit, se dispensent de leur donner leur lait, au mepris de la nature, et qui meme volontiers s'en s^parent a leur naissance et les confient a des mains mercenaires. Les meres sauvages ne se se"parent jamais de leurs nourrissons ; elles les entourent des soins les plus assidus et les plus tendres ; dans leurs courses conti- nuelles, elles les portent constamment, quelle que soit la charge qui leur incombe d'ailleurs. Le berceau, suspendu derriere leurs paules au moyen d'une lisiere de cuir qui leur ceint le front, est un surcroit de fardeau toujours lger pour elles. Le pere et la mere sauvages gardent longtemps une 318 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. grande tend resse pour leurs enfants ; mais cette ten- dresse parait purement animale : les enfants, une fois assez grands pour se suffire, ne payent pas leurs parents de retour, souvent ils les maltraitent, sur- tout quand la vieillesseou les infirmites ne leur per- mettent plus de chasser. CHAPITRE IX Lggendes des sauvages. Comment I'Amerique fut de"couverte suivant eux. Le deluge. Le fils de Dieu. L'enfant de benediction. I Dans les longues nuits d'hiver, pendant quel'orage grondeaudehors, les sauvages, r6unis dans ime tente, autour d'un foyer fumeux, se r6cr6ent parfois en disant des contes. Parmi ces contes, la plupart absurdes, il en est quelques-uns qu'on peut consid^rer comme des tra- ditions, et quiexpriment clairement I'id6e du deluge, d'un r^dempteur a venir et de la chute de Thomme par la faute de la femme. II Toutes ces nations out chacune quelques I6gendes 320 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. relatives a ces dogmes primitifs r^pandus ge'ne'rale- ment chez tous les peuples. La femme y est regarded comme un etre inf6rieur, et ne jouit d'aucun droit ; on est dispense' envers elle de reconnaissance ou de piti6 ; elle n'est estime'e qu'en raison des services qu'ellepeut rendre. Ce qu'il y a deplus clair dans le fond de ces lgendes, c'est quo, si la femme est traite'e comme une bete de somme , elle Fa bien me' rite' par sa paresse et sagourmandise. On pourrait dire, en les entendant parler eten les voyant agir, que, si la complaisance de notre premier pere pour son Spouse 1'avait rendue coupable, eux s'elaient charge's de la vengeance divine, car partout et toujours ils exercent sur la femme un empire despotique. Ill Les l^gendes des diverses tribus sont a peu pres les memes en substance; la forme seule differe sui- vant leur g6nie propre, mais, tout absurdes qu'elles paraissent, peut-on douter que ces peuples n'aient connaissance du deluge universel et de la venue du Messie? Comme tous les peuples de I'antiquit6,ils ne connaissent Fhistoire des ages que par transmis- sion orale, et c'est ainsi que les fails rels, en traver- LES SAUVAGES. 321 sant les sifccles, finissent par devenir fabuleux. En \oici un exemple : Les Europeans ont d^couvert FAm6rique. Com- ment 1'ont-ils d6couverte ?.. Un vieux sauvage va nous 1'apprendre a sa mantere. IV L'OURS BLANC, II y alongtemps, un ours blanc venait fairela guerre anospfcres. Nos peres n'avaient alors que des /leches de pierre, tanl ils Staient pauvres, et ne pouvaient pas tuer Fours ; mais un jour ils se r6unirent tous et lui lanc&rent tant de filches que Fanimal irrite chercha son salut dans la fuite. II entra dans la mer et passa plusieurs annSes sous les eaux, se nourrissant de poissons* Fatigu6 de cette demeure, Fours voulut voir le soleil, il marcha,... marcha longtemps sans savoir ou il allait, puis il arriva a Fautre bord du grand lac etsortit de Feau. Les Francois, ayant apergu cet ours blanc cou- 21 322 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. vert de flfcches de pierre, comprirent combien nos peres ^talent pauvres, et les prirenten piti6. C'est pourquoi ils vinrent dans leur pays. V LE DELUGE. Voici un r6cit des ancetres. Les hommes ingrats envers Dieu, qui leur avait donn6 le soleil, la lune, les 6toiles, les lacs et les rivieres, voulurent se cr6er des dieux a leur image ; ils prirent des blocs de granit, en firent des statues gigantesques, mais ces statues ressemblaient a des monstres, ils en eurent peur pendant quelque temps, puis ils les adorerent afin qu'elles ne leur fissent point de mal ; alors Dieu, qui neleuravait jamaisfait que du bien, vou- lant les punir, r^solut de les dtruire. Les rivieres, les lacs, les mers se gonflerent pro- gressivement, les montagnes disparurent sous 1'eau, toute la surface de la terre fut inonde. Les animaux moururent, les hommes se noyerent. Mais un homme qui n'avait point peur des statues hideuses fut sauv6, c'6tait ETCIE (le grand-pfcre). LES SAUVAGES. 323 * * Etci6 s'6tait embarqu6 dans un grand canot qu'il avait eu soin de remplir de viande. 11 navigua pendant plusieurs jours, et alia loin, bien loin, sansjamaistrouver derivage. Chemin fai- sant, il rencontra une loutre qui n'6tait pas encore morte,il en eut pitteetla prit dans son canot, puis il rencontra un caribou qui allaitp^rir, n'ayant plus la force de nager ; le grand-p&re en eut encore piti6, et il le prit aussi dans son canot. Bientot, las de voguer sur la surface des eaux, ne sachant de quel cot6 se diriger pour retrouver la terre, rhomme prit la loutre et la fit plonger. Au bout de peu d'instants, 1'animal revint portant a sa gueule et a ses griffes un peu de vase. Etci6 lui ar- racha de suite cette vase, la plaga dans le creux de sa main et se mit a souffler dessus. Tout a coup cette terre commenga a prendre du d6veloppement et, quand elle fut trop pesante pour etresoutenue, illad6posa surl'eau en lasuspendant, continua a souffler dessus jusqu'a ce qu'elle se fut 6tendue comme une petite ile. Quand cette ile fut devenue assez spacieuse pour 324 . DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. que son ceil ne put plus la mesurer, il cessa de souf- fler et se pre"para a d^barquer. Mais le grand-pere, qui 6tait un homme re'fle'chi, voulut, avant de quitter son canot, bien s'assurer si cette ile elait assez grande, et il envoya le caribou pour en faire le tour. L'animal revint promptement et Thomme en conclut que cette terre 6tait encore trop petite pour 1'habiter. II continua done a souffler jusqu'a ce que des rivieres, des lacs, des mers, des arbres, des plantes apparussent de nouveau : et alors il de"barqua. VI LE FILS DE DIEU. i II fut un temps ou le Puissant Bon pere qui habite dans les cieux, me"content des hommes, leur retira tous les caribous. Les hommes s'en revenaient done tristement des bords de la mer Glaciale et s'en allaient chercher for- tune sur une terre nouvelle, quand une vieille grand' mere, qui les suivait pe"niblement de loin, ayant remu6 avec son pied des crottes de caribous, s'enten- dit tout a coup appeler par une voix enfantine : cette voix disail : LES SAUVAGES. 325 Grarid'm&re, je viens pour faire du bien atix hommes, mais je suis tout petit, veux-tu prendre soin de moi ? Elle regarda et apergut un petit enfant long comme le pouce. La grand'mfcre, ayant piti6 de cette inno- cente creature, la prit et luipromit d'en avoir le plus grand soin ; puis, r6fl6chissant qu'elle n'avait rien elle-meme pour manger, elle dit a 1'enfant : Je te promets, petit, de te garantir du froid ; mais comment te ferais-je manger ? je n'ai rien. Je suffirai moi-meme a nos besoins, r^pondit 1'enfant, je ne demande qu'a rester avec toi. Or, le soir tant venu, on dressa les tentes, el 1'enfant qui tait seul avec la grand'mere lui fit cette confidence : Je viens pour faire du bien aux hommes, je ram&nerai 1'abondance parmieux, seulement j'exige qu'ils me payent un tribut. Us me donneront toutes les langues des caribous qu'ils tueront ; s'ils sont fiddles, je resterai longtemps parmi eux et ils ne manqueront de rien. Va et r6- pfcte-leur mes paroles. La grand'mere alia de suite trouver les sauvages, et leur r6pta ce que Tenfant avail dit. Tous consen- tirent a payer le tribul, et des le lendemain les ca- ribous reparurent. 326 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. * * * L'enfant restait avec la grand'mfcre, etil fut appel6 BELCHUNGE-NELCHIAN (nom qui veut dire : la grand' mere I' a eleve). En peii de temps ii avait grand! , 11 6tait long comme lebras. Chaque jour 1'enfant sortait seul et s'en allait dans la foret, et chaque soir, en rentrant, il disait a la grand'mfcre : Ou sont mes langues ? Pendant im certain temps, les sauvages furent fideles a payer le tribut, mais enfin, Fabondance affaiblissant la reconnaissance, ils n'apportaient plus que quelques langues a 1'enfant devenu grand comme les autres hommes. Ce que voyant, Belchunge^-nelchian dit un jour a la grand'mere : Tu vois, grand'mere, c'est toujours Thistoire du temps pass6, 1'abondance nuit, on m'oublie parciB qu'on est trop bien. Je ne puis plus rester avec ce peuple, et, si le tribut n'est pas pay6 rigou- reusement, je 1'abandonnerai. Plusieurs ann^es s'coul&rent, et enfin le tribut journalier, qui allait toujours en diminuant, 6tait LES SAUVAGES. 327 r6duit a cinq ou six langues. Belchunge-nelchian dit alors a la grand'm&re : C'en est fait, je pars... je n'abandonnerai pas enticement les sauvages; mais je leur ferai sentir leur ingratitude. La grand'mfcre voulut s'opposer a son depart, elle le supplia meme de ne pas abandonner sa nation. C'en est fait, r6p6ta-t-il, suivez-moi si vous pouvez, je pars. II partit, la grand'mere qui 1'aimait beaucoup tenta de le suivre; mais, commeelle 6taitbienvieille, elle bronchait a chaque pas, et enfin elle flit obligee de s'arreter. Soistranquille, grand'mere, lui r6p6ta 1'enfant une derni&re fois, je n'abandonnerai pas enti&rement les sauvages. Bientot Belchunge-nelchian disparut du cot6 de la mer Gaciale, et il alia habiter au milieu des boeufs musqu6s qu'il rendit dociles a sa \oix. Quand il fut las de vivre, il s'incorpora a ces paisibles animaux, et leur donna, en recompense de leur docilit, 1'in- telligence de la parole humaine. * * Lorsqu'une grande disette se fait senlir parmi les 328 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. sauvages, ils se dirigent vers les cotes inhospitalifc- res de la mer Glaciale et ils appellent les bceufs musqu6s. Ces dociles animaux enlendent leur voix et se rendenta leurappel. Les sauvages alors se conten- tent d'en tuer quelques-uns, pour apaiser leur faim, et laissent les autres en paix. N'est-cepas, disent-ils, le FILS DEDIEU, qui est all 6 habiter parmi eux, et qui leur donne cette in- telligence ? VII L'ENFANT DE BENEDICTION. Une jeune fille trouva un petit enfant sur laterre qu'habitent les caribous, il 6tait couch^ sur un peu de mousse au bord d'une rivi&re. Cette jeune fille abandonee, elle aussi, par des parents barbares, prit 1'enfant, 1'enveloppa d'une peau de caribou et rso- lut de lui sauver la vie. Tousdeuxvivaientbienmiserablement, ne se nour- rissant que de racines et de fruits sauvages dont elle exprimait le jus dans la bouche du pauvre petit ; aussi 1'enfant ne grandissait pas et la jeune fille di- sait : LES SAUVAGES. 329 S'il pouvait grandir vite, il aurait soin de moi quand je serai vieille. Elle ignorait encore quel tait son tr6sor, elle ne savait pas que ce petit etre chtif 6tait FENFANT DE BENEDICTION. Un jour, comme elle pleurait amfcrement ri'ayant rien a manger , 1'enfant , qui n'avait jamais fait que balbutier, lui adressa la parole en ces ter- mes : Ne te lamente pas , je sais ou il y a des poissons ; tu as t< bonne, moi jesuis bon. La jeune fille, surprise d'entendre parler son nourrisson, leregarda, et elle crut voirla peau du caribou qui le couvrait, briller comme une flamme, et un soleil entourer son front. Ecoute, continua 1'enfant, bientot les Monta- gnais seront heureux plus que jamais, les caribous obissant a leur voix viendront d'eux-memes se faire tuer, ilsne chercheront plus a fuir. Quelques saisons s'coulerent encore et 1'enfant ne grandissait toujours pas, mais la jeune fille n'6- tait plus miserable, il lui d^couvrait la place ou se trouvait le poisson quand bien meme il 6tait cach6 sous la glace. Un jour 1'enfant eut le d^sir d'aller se divertirdans laforet; des raquettes proportionn^es a sa taillelui 330 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. furent ajusteesaux pieds, et il partit laissant ignorer sondessein. Mais le soir venu, 1'enfant n'etait pas encore de retour, ce quiinquietabeaucouplajeune fille; bien- t6t la nuit enveloppa le terre de son ombre, et 1'enfant ne revenait pas. La pauvre fille au d- sespoir pleurait et se lamentait sur son mal- heureux sort , quand tout a coup celui qu'elle croyait perdu se trouva a ses c6ts et deposa, a ses pieds, une grande quantity de langues de cari- bous. Au meme instant, la foret fut tout illumine, une foule de sauvages portant des torches allum^es accouraient de toutes les directions venant lui ren- dre hommage. L'enfant de Benediction alors monta sur lehaut d'un rocher et dit aux sauvages qui 1'entouraient: Jene vivraiplus longtemps ; puis, se tournant vers sa bienfaitrice: D6sormais, lui dit-il, les Montagnais s'adresse- ront a moi dans leurs besoins, c'est toi que je charge de leur faire connaitre ma volonte : quiconque s'a- dressera a moi, j'exaucerai sa priere, et je lui enver- rai les caribous afin qu'il vive dans 1'abondance. A peine avait-il fini de parler qu'on entendit un grand bruit dans la foret. Allons, dit-il alors, le moment est arrive, un LES SAUVAGES. 331 peuple immense m'attend au detour du grand Lac, il vient me chercherpour me conduire dans des lieux inconn.us. Partons. La jeune fille tout eploree suivit son petit com- pagnon ; arrives au detour du grand Lac, elle apercut une multitude d'oursnoirs, blancsetjaunes, qui s'empresserent de venir rendre hommage a 1'en- fant de Benediction. Alors, jetant un dernier re- gard sur sa bien-aimee gardienne comme pour lui dire adieu, 1'enfant s'avanca bravement au milieu des ours et ne reparut plus. * * * Dans la plupart des tribus on a grande foi dans cette legende ; les vieillards assurent que, dans leur jeune temps, ils n'allaient jamais a la chasse sans in- voquer 1'enfant de Benediction, qu'ils regardaient comme le FILS DE DIEU. TKIBUS SAUVAGES CHAPITRE X Les CRIS (fyiniwokj les homines). I Ces sauvages sont diss6min6s entre le 80 e et le H5 e degr6 de longitude ouest. Les Cris sont g6n6ralement petits, ilsont la figure grele et allong^e, les pommettes saillantes. le nez aquilin, les yeux vifs et sortant presque de leur or- bite ; tout en eux annonce 1'homme de 1'action, on les dirait toujours prets & livrer combat, Le repos leur est impossible ; fiers a 1'excfcs, ils regardent, avec une certaine hauteur mele de d6dain, tout ce qui n'appartient pas cileur tribu. Que penses-tu des Frangais et des Anglais ? disait un jour le missionnaire a un Cris. 334 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Pfcre, lui r6pondit-il, ma nation les admire el les estime; mais nous les valons bien. II Le Cris est bon et compatissant pour sa famille, mais, comme il est irascible, il se porte facilement a des exc&s dplorables ; dans ses moments de colere, il tuera sa femme et ses enfants. Ces executions sont faites avec un cynisme pouss6 jusqu'a la der- nifcre limite, et il s'en vante volontiers. En vertu de ses principes religieux il ne recule pas devant le meurtre et le pillage ; la seule pense qu'il est m6sestim6 de quelqu'un le pousse a des animosit^s cruelles; si c'est un de ses compatriotes, il le suit dans la foret et le tue, si c'est un Stranger, il ne rve que sa vengeance ; il estombrageux, dissi- mul6 et vindicatif. Ill II r^sulte d'untel caract&re que les Cris, habitant les vastes plaines qu'on appelle prairies, sont en guerre continuelle avec les tribus qui les avoisinent; le plus souvent meme, sans motifs avouables, ils TRIBUS SAUVAGES. 335 provoquent les autres sauvages en leur volant tout ce qu'ils peuvent, en brulant et saccageant leurs tentes. Dans les rencontres qu'ils ontavec leurs ennemis, les Cris sont braves et courageux, ils m^prisent le p6ril; a Tissue d'un combat, ils devienneiit d'une fro- cit6 sans gale, ils se jettentcomme des forcen^s sur leurs victimes, leur arrachent la chevelure, leur ou- vrent ensuite la poitrine et en d^vorent le coeur ensanglante pour se donner du courage. Quand ils ont assouvi leur rage sanguinaire, ils ornent de perles les chevelures des vaincus, les ar- borent, comme des trophies, au bout de longues perches et c6lbrent par des chants la gloire des vainqueurs. Dans ces chansons de guerre ils se promettent de nouveaux combats. IV Le Cris supporte la douleur avec une Constance remarquable, uneplainte lui semblerait une Ictchete; si la femme en travail d'enfant poussait un seul sou- pir, on la jugerait indigne d'etre mfcre, parce qu'elle mettrait au monde un Idche. 336 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Toujours maitre de lui-meme, dans le moment de sa plus grande colere, ses traits ne s'alt&rent pas, la rage sera dans son ame et le sourire sur ses l&vres, il salt souffrir et se taire, dissimuler sa haine et le de^sir de se venger. Voici un exemple. Pendant que M gr Faraud taita 1'llelaCrosse, une jeune Crise appel^e IYINUVISKWEN 6tait recherch^e par un jeune homme de sa tribu ; mais comme ce jeune homme avait deja tu6 deux de ses premieres femmes, la jeune sauvagesse ne voulait point aller habiter avec lui. lyiniiviskwen avait pour tout protecteur un vieil oncle avec lequel elle demeurait. Le sauvage irrite de sa resistance, supposant que le vieillard empechait la jeune fille de devenir son Spouse, r^solut de le tuer. Un jour done qu'il le savait seul dans sa tente, il y entre furtivement, trouve le vieillard endormi, lui tranche la tete d'un coup de hache et le laisse baign6 dans son sang. Pen de temps apr&s, lyiniiviskwen rentre dans la LES SAUVAGES. 337 tente et voit son vieil oncle sans vie ; elle ne se m6- prend pas sur Fauteur du crime. II ne me reste que deux partis a prendre, dit- elle, tuer le sc6l6rat qui vient de massacrer mon oncle, ou devenir son Spouse. Aussitot elle sort d'un pas ferme et va a la tente du sauvage, elle y entre, voit la hache qui a send au meurtre du vieillard, la place a port6e de sa main, s'assied avec calme et attend Bientotle jeune homme arrive, la jeune fille, sans laisser apercevoir la moindre Emotion, dissimulant sa haine et sa vengeance, souriante meme, Tentre- tient quelques instants de choses indiff^rentes ; le sauvage, ne se doulant pas qu'elle est instruite de tout, lui t6moigne quelque amiti6, et la jeune fille sourit une dernikre fois, car, prompte comme F6- clair, elle saisit la hache ensanglanle et d'un seul coup fend la tete du meurtrier. Elle sort a 1'instant et va a la tente de la m&re et des freres du jeune homme. Je viens de venger la mort de mon oncle, leur dit-elle ; si vous voulez voir votre fils, allez a sa tente, c'est moi qui I'aitu6. A ces mots, Jes freres du jeune homme veulent saisir la jeune fille, mais les Cris qui environnaient la tente se runirent en grand nombre, prirent la 22 338 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. courageuse lyiniiviskwen sous leur protection en disant aux freres du de" funt : Cette jeune fille s'est venge, elle a fait son devoir ; si vous touchez im seul cheveu de sa tete, vous le payerez de votre tete, vous aussi. VI Comme les Cris jouissent d'une liberty indivi- duelle absblue, ils sont obliges d'etre toujours a leur corps defendant; c'est ce qui justifie 1'action decette jeune fille. Ou il n'y a point de loi, on a le droit de se d6fendre. VII Le Cris ri'est pas proprement dit anthropophage, cependant dans quelques circonstances il ne recule pas devant la chair humaine. Il existe parmi eux un certain nombre d'hommes qu'on appelle MANITOKASOU ou magiciens. Ces hommes, excites par eelui qui fut homicide des le LES SAUVAGES. 339 commencement, deviennent ce qu'on appelle WIN- DIGO oumanyeurs cT enfants. Cette passion, fermented par 1'esprit infernal, les pousse quelquefois a manger leurs propres enfants. Voici deux exemples que m'a raconts Monsei- gneur Faraud': a Un sauvage cris appel OPIKKOKIW, nom qui veut dire la cendre, vint un jour me trouver et me dit : Pere, j'aime mes enfants et je suis tent< nuit et jour de les manger, la religion que tu preches peut me d&livrer de cette lentation et c'est pour cela que je viens a toi. Mais si tu manges tes enfants, dis-je a ce win- digo, qui aura soin de toiquand tu seras vieux? si tu ne combattais pas ton horrible passion dans I'interet de ton ame, tu devrais le faire dans 1'in- t6ret de ton corps. C'est une reflexion que je fais, moi aussi, r6- pondit Opikkokiw, je regrette meme d'etre priv6 demon fils ain6 que j'ai mangeU'hiver dernier. Miserable, m'6criai-je a ces mots, et tu m'a- voues ton crime a\'ec tant de calme ! Je sais que j'ai commis un crime, continua le Crisunpeud^concert^ de mon apostrophe; c'est parce que je ne \ ? eux pas en commettre un second, c'est parce que j'ai regret de m'etre priv6 d'un en- 340 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. fant qui chasserait pour moi aujourd'hui et que j'aimais comme j'aime les deux qui me resfcent, que je viens te demander coriseil pour etre d6lrvr6 de ma passion. Eh bien, lui dis-je alors, si tu as la \olont6 de devenir bon et d'etre d6livr6 du malm esprit qui te possede, reste quelques jours pr&s de moi, je t'enseignerai ma religion et tu rentreras dans ta famille gu6ri de ton mal affreux. Le windigo acc6da a ma demande; le lendemain, il vint me \ r oir et me dit : Le d6mon m'a tent6 pendant mon sommeil, je me suis r6veill6 avec la pense de retourner h ma tente ou sont mes enfants ; j'ai r6sist6 et je reviens a toi.'.... je les aime et je ne voudrais pas les manger. Puisqu'il en est ainsi, tu coucheras chez moi, lui r6pondis-je, je te promets (Moigner le d6mon qui t'assi^ge. C'est ainsi que ce mangeur d'enfants trouva son salut dans son horrible passion. Je commengai a Tinstruire ; apr&s un mois de combat, son esprit devint plus calme, je finis par pouvoir lui donner le bapteme et il put retourner aupr&s de ses enfants. Depuis ce temps-la Opikkokiw est un fervent chr^tien. LES SAUVAGES. 341 VIII Un Cris suivi de son Spouse me prdsente son fils de six ans et sa fille age^e de quatre ans. P&re, me dit-il, baptise-les, ils sont encore jeunes, ils pourront faire quelque chose de bon, plus tard je suivraiprcbablement leurexemple. J'accdai a sa demande, je donnai au gargon le nom de Martin, et a la fille le nom de Ccile. Un an apr&s, je rencontrai ce sauvage, au milieu de la foret ; ma vue parut 1'embarrasser, il cherchait rueme a s'loigner de sa route afin de m'eviter, mais je Fappelai et il vint a ma voix. Comment vont tes deux enfants que j'ai bap- tists I't6 dernier ? lui dis-je. A cette question il parut embarrass^ et ne me r6- ponditpas. Seraient-ils morts? continuai-je. Non ! me dit-il avec hesitation. Jecompris qu'il me cachait quelque chose. Alors, ou sont-ils? PereJ'hiver dernier, nous avons 6prouv une grande disette. Nos enfants taient devenus bien maigres... ils souffraient beaucoup nous en eumes 342 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Ici le sauvage s'arreta. Continue, lui dis-je, commenQant a compren- dre, mais doutant encore. Alors, continua le sauvage, je dis a ma femme : Nous n'avons plus de viande ; nos enfants sont trop maigres pour vivre encore longtemps Miserable, m'e'criai-je, vous les avez manges. Et mon front s'inclina comme foudroye", une larme sillonna ma paupiere, au souvenir de ces deux innocentes creatures que j'avais tenues sur mes geiaoux et auxquelles j'avais donne" deux noms chre"- tiens. Ce"cile, Martin soupirai-je, vosdeuxames sont au ciel. Quand jerelevailatete,le sauvage avait disparu. XI Les Crisont urie espece de culte, ils ont aussi des traditions : leshommes qu'ils appelient anciens, KILIT- SIIYINIWOK, sont en meme temps sacrificateurset me*- decins; plusieurs pr^tendent a cette haute clignitd, mais un petit nombre sont initi^s aux mysteres de la magie. CHAPITRE XI Les MONTAGNAIS (Otchipweyanac, ceux qui ont la langue aigue). I Les Montagnais habitent a peu pres entre le 58 e et le 65 e de latitude nord, et le 90 e a 120 e lon- gitude ouest. Ces sausages sont divis^s en deux classes : les Montagnais des bois, et les Montagnais du desert, appel6s plus commun6ment mangeurs de caribous. Les uns et les autres ont les memes mceurs, les memes coutumes et la meme physionomie ; ils sont g6n6ralement hauts de taille, ils out les paules lar- ges, le front pro6minent, la figure carre, la cheve- lure noire, les sourcils pais ; leurs yeux tres-noirs sont enfonc6s dans leur orbite et n'ont aucune vi- vacit6; ils semblent au premier acpect annoncer la timidit^, en les consid^rant de plus pres, on recon- nait Thomme intelligent et r6flchi ; leur nez est 344 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. plutot camus qu'aquilin, leur abondante chevelure tombe en d^sordre sur leurs 6paules. De tous les sauvages, les Montagnais sont ceux qui se rappro- chent le plus des Europeens ; ils ont une inclination tr&s-prononc6e pour nos usages, et renonceraient volontiers a leur nationality pour devenir Frangais. II Les Montagnais, comme la plupart des autres sauvages, sont trs-intress6s; ils ne donnent rien pour rien, mais, d'un autre cot6, ils sont d'une hon- netet6 parfaite. Levol leur estinconnu, ils ne comprennent pas qu'on soit assez m6chant pourprendre le bien d'au- trui ; ils sont doux de caractere et ne paraissent rien tant craindre qu'une querelle ; quand il s'l&ve une petite dispute entre eux, ils ont les yeux comme 6gar6s et semblent ne pas oser se regarder en face ; le meurtre leur fait horreur aussi. Depuis d6ja bien longtemps ces sauvages vivent en paix avec toutes les tribus circonvoisines, de la nait chez eux une apparente Iachet6 qui engendre une crainte puerile d'ennemis imaginaires. LES SAUVAGES. 345 11 arrive souvent de voir accourir des bandes de cessauvageseffarouch6s en criant : Nous avons vu les ennnemis ici la D'autres ibis ils tirentdes coups de fusil au milieu de touffes d'arbres ou leur imagination frapp^e leur montre des ennemis. III. QuandM gr Faraud arrival Atthabaskaw, cepeuple doux envers tout le monde semblait avoir reserve sa fureur pour les femines; apr&s de faibles querelles, ils les renvoyaient a coups de baton, et trks-sou- vent ils leur coupaient les doigts ou les oreilles d'un coup de dent ou de couteau ; que de pauvres femmes sont venues a lui ainsi mutil6es ! La femme dans leur id6e 6tait un animal domes- tique; la polygamie, qui tait presque universelle chezeux, lesavait complement demoralises. Quand un Montagnais voulait s'emparer d'une femme, sielle etait marine, il cherchait querelle au mari, et s'il 6tait le plus fort, il enlevait son Spouse sans qu'il fut permis de r^clamer. II existait chez eux une coutume tout a fait con- traire au sentiment le plus 61ieur : comme pourtant l'ide~e d'un Dieu cr6ateur e"tait vivace parmi eux, quelques-uns, en reconnaissant sa puissance, lui rendaient un culte m6ditatif qui devait lui etre agr^able, mais ce nom- bre 6tait bien petit. Quant au culte exte>ieur, ils lui offraient quel- quefois les pre~mices deleur repas, en jetant, hors de leurs tentes, quelques morceaux de viande, et meme en lui consacrant la premiere fume"e de leur pipe. Souvent aussi, pour apaiser les m&nes de leurs morls ou leurs esprits mauvais, ils d^posaient sur certains arbres un morceau de tabac en sacrifice. Offrande puerile, a la consid^rer humainement, mais qui, vu la gourmandise et Tavarice de ceux TRIBUS SAUVAGES. 357 qui la faisaient, pouvait etre regarde comme un vrai sacrifice , si, d'apr^s 1'acception du mot, sacrifier c'est se d^faire pour la Divinit6 d'une chose que 1'on aime. Depuis un certain temps, les rapports des Mon- tagnais avec les Cris 6tant devenus plus frequents, 1'usage des banquets propitiatoires s'tait in- troduit parmi eux ; c'est ce qu'ils appelaient Na- suwale'i, mot intraduisible, mais qu'on pourrait rend re facilement par commerce sublime avec la Divinite. Le Nasuwalei consistaita se r6unir lanuit enfamille, entre amis, dans un grand gala; les sau- vages allumaient un feu au milieu d'eux, dans lequel 6tait rSpandue la graisse la plus pure; a 1'entour et aux lueurs de cette flamme ils faisaient un repas; Par extension, on pourrait consid^rer comme sacrifice, 1'usage g6n6ral introduit chez eux d'aprfcs lequel quand un membre de la famille mourait, les Montagnais brulaient absolument tous leurs vtements, toutes leurs fourrures et se mettaient, en un mot, dans un tat de nuditS complete. Ils pleuraient les morts officieusement, se retiraient a I'^cart, mettaient leurs chevelures en d^sordre et poussaient des hurlements affreux en commen- gant sur un ton trfcs-bas et remontant graduelle- ment jusqu'a la note la plus 358 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Avec un culte si imparfait, les Montagnais ont pourtant consent d'excellentes traditions. Les Couteauxjaunes ACANTCAN-OTTINE les ha- bitants des cuivres, sont aussi des Montagnais ; ils ha- bitent entre le lac des Esclaves et I'extr&nite du lac Atthabaskaw. Gontrairement aux autres sausages, ceux-ci vi\ent en grosses bandes dirig^es par quel- ques chefs; leur chasse habituelle est le caribou appel de la vaste plaine ; ils vivenl en commun, ce qui les rend plus vicieux que les autres Monta- gnais; ils sont aussi plus irascibles, ils ont plus d'6nergie et ne reculent pas devant le meurtre ; cependant ils vivent en paix avec les t rib us circon- voisines. La langue des Couteaux jaunes, a peu d'excep- tionspr^s, est lameme que celle des Montagnais. CHAPITRE XII Les Sioux (Pouatak, habitants des prairies). I Les Sioux habitent entre le 40 e et le 50 e degre" de latitude nord, et du 90 e au 115 e de longitude ouest. Ces sauvages, ainsique Findiqueleur nom, vivent habituellement dans les prairies sous de grandes tentes faites de peaux ; ils se nourrissent de folle- avoine, qu'ilstrouvent dans les marais et les rivieres, de la viande de buffle dont ils font la chasse exclusive et qu'on rencontre par milliers dans leur pays. Comme les Tartares, ils ne voyagent que par troupes nombreuses, ne s'arretant qu'aux lieux ou ils comptent pouvoir faire leur chasse ; d'ou il arrive que telle tribu qui se trouve une 6poque sur le bord occidental du Mississipi, se trouve a une autre e*poque sur la rive orientale. Les Sioux e" taient autrefois fort nombreux ; c'est encore de nos jours la population la plus consid6- rable des pays sauvages de rAme>ique. Ils sont en 360 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. guerres continuelles avec toutes les tribus circon- voisines, mais de leurs nombreux ennemis, les Sau- teux sont les plus mortels. Us ont attaqu6 quelque- fois aussiles m6tis frangais, qui vont faire la chasse parmi eux. De meme que les Cris , quand ils ont tu6 un ennemi, ils lui arrachent la chevelure, qu'ils embel- lissent de toutes sortes de perles, et c6l&brent leurs victoires par des chants et des dansesautour de ces trophies humains. Quelquefois, avant le combat, ils renouvellent les chants et les danses devant les che- velures pour se donner du courage en s'inspirant des victoires pass^es. Quoiqu'on les consid&re comme les plus feroces de tousles sauvages, ils seraient faciles a convertir et a civiliser, s'ils 6taient moins irrits par les attaques continuelles dont ils sont 1'objet. Les Sioux ont assez gn6ralement une haute taille, le front large, les sourcils 6pais, le regard fier et intelligent: leu r costume est en peau ; ils portent sur les paules une peau de buffle au poil long et soyeux ; sur le revers de cette peau sont peintes, en esp&ces d'hi^roglyphes, toutes les victoires qu'ils ont rem- port^es sur 1'ennemi. Leur front est couronnS d'une espece de turban de peau, autour duquel sont attaches des plumes de differentes couleurs. Ces plumes expriment par leur TRIBUS SAUVAGES. 361 nombre la quantity des victoires qu'ils ont remportees et, par leur couleur, le plus ou moins de valeur de ces victoires. En temps ordinaire, ils se bariolent la figure ; pendant le deuil, ils se la noircissent enti&rement. Les Sioux sont polygames; n&mmoins ilspunissent s6vrement 1'adultere : il arrive souvent qu'ils arra- chent a la femme qui s'en est rendue coupable le nez et une partie de la peau de la tte. II Les Sioux se divisent en un grand nombre de tribus, qui ne sont s6pares que par des querelles de famille. Les Assinibouans, ASSINIPOUATAK (les Sioux des rockers], par exemple, ne sont autres que des Sioux eux-memes, ils ont toutes leurs habitudes, mais ils leur font la guerre comme toutes les autres tri- bus. Les Sioux, ai-je dit, font aussi souvent la paix, mais comme ils n'ont aucun gouvernement, aussitot que les chefs ont fait la paix, les particuliers la brisent, et de la naissent leurs guerres conti- nuelles. CHAPITRE XIII Les SAUTEUX (Anichabeck, les hommes qui viennent apr6s). Les Sauteux habitent du 45 e au 53 e degr6 de lati- tude norcl, et du 90 e au 105 8 longitude ouest. Ces sauvages ont, comme les Sioux leurs voisins, la taille 6leve; on trouve parmi eux des hommes tr&s-robustes ; de tous les sauvages, ce sont ceux qui paraissent les plus fiers ; ils sont adonnes a la magie et a toute sorte de libertinage. Leur caractere distinctif est la fourberie ; le men- songe et le vol sont dans leurs habitudes ; actifs dans les voyages, mais paresseux dans le repos, on pour- rail les appelerles lazzaroni des deserts. Les Sauteux ont vou6 depuis longtemps une haine mortelle aux Sioux, mais ils sont bien plus laches qu'eux, et, quand ils rencontrent leurs victimes d- sarm^es, ils deviennent bien plus barbares. Quoique ces sauvages vivent, en partie du moins, TRIBUS SAUVAGES. 363 nonloind'une population civilise (riviere Rouge], la foi chr6tienne n'a jamais pu p6n6trer dans leur ame perverse, ils m^prisent les peuples convertis et au- raient honte de les imiter. Aprfcs quarante ans de tentati ves , on n'a pu par venir a les moraliser ; ils croient pourtant a la v6rit6 de la religion, mais leur mauvaise vie et leur passion pour la magie ont toujours port6 obstacle au zele con- .stant des missionnaires. Depuis quarante ans cette nation s'est consid^rablement r6duite, chaque jour elle tend a disparaitre. Le whisky, boisson enivrante queleur fournissent les Am6ricains, cause chez eux des ravages considerables ; non-seulement elle d6ve- loppe leurs mauvais instincts, mais encore elle les abrutit et les conduit jeunes encore a la tombe. Si les Americains continuent a faire chez eux la traite de cette fatale boisson, les Sauteux bientot ces- seront d'etre. CHAPITRE XIV Les CASTORS (Tsatie, habitants des Castors). 1 Ces sauvages sont 6chelonn6s le long cle la Ri- vifcre a la Paix, dite aussi la Rivi&re-aux-Castors. Les Castors etaient autrefois assez nombreux, mais la maladie les a tellement d6cims, que cette population n'existera bientot plus que de nom ; c'est a peine s'il en reste, aujourd'hui, huit cents de six mille qu'ils etaient il y a quelques annes. Les Castors sont petits, ils ont les 6paules resser- r6es, les jambes et les bras courts, la tete un peu allong^e ; a leur visage maigre, a leur teint have et maladif, on define que ce peuple marche vers la decrepitude : ils sont honnetes, le vol leur est in- connu, ils ont horreur du meurtre, et, quoique cou- rageux, ils aiment mieux cder un droit que dele conserverpar la violence. C'est le peuple le plus bienveillant pour les Stran- gers ; ils aiment la religion, ils en sentent le besoin, UK1V ... TRIBUS SAUVAGES. 365 mais la faiblesse de leur caract&re les empeche de la pratiquer ; il est pourtant certain qu'il n'y a que la religion qui pourra les relever de 1'affaissement physique et moral ou ils se trouvent. II Les Castors, dont lalangue se rapproche un peu, quant aux racines du moins, de lalangue desMon- tagnais, ont tir6 de leurs rapports habituels avec lesCris unegrande passion pour la magie, alaquelle du reste ils n'entendent rien ; ils ont aussi une pas- sion extraordinaire pour le jeu, ainsi que nous 1'a- vons vu dja. Cette passion est urie des causes des maladies qui les font vieillir et mourir avant 1'age, car on les voit passer les nuits fraiches d'automne en plein air, se livrant a leurs jeux pu^rils. Quand on les voit la nuit, autour d'une flamme fumeuse, jouer avec fureur, on les prendrait pour des demons en 6tat d'ivresse. Et s'ils jouent ainsi en plein air, c'est que la pa- resse des femmes est si grande, qu'elles aiment mieux n'avoir point de tentes que de coudre en- semble des peaux qu'elles ont en abondance. II rSsulte de cette paresse des femmes que les 366 DIX-IIUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. Castors couchent nus, en plein air, se tournant el se relournant a cote" d'tm petit feu, de sorte qu'ils se re*veillent sou vent a demi grille's. Apres le jeu, ce que ces sauvages aiment le mieux, c'est d'aller a cheval. Us n'ontpas decanots, ils vivent presque exclusivement de la chasse de I'o- rignal et du castor. CHAP1TRE XV Les ESCLAVES (Desyake-Ottint, les habitants du long de la riviere). Ces sauvages habitent sur le bord ouest du Grand Lac des Esclaves, au 72 me degr6 de latitude nord et au 118 me de longitude ouest. Les Esclaves sont les plus doux, les plus affables et les plus obsquieux des sauvages ; un enfant anglais ou frangais peut les commander et sera toujours obi. On trouve parmi eux des families patriarcales, qui datent de trks-loin. M gr Faraud a vu une vieille femme qui avait son fils, son petit-fils etlesenfants de ses arrifrre-petits-fils. Cette femme se souvenait des premiers Frangais qui arrivfcrent a la baie d'Hudson. II y avait quatre-vingts ans de cet 6vnement quand cette femme en parlait. Les Esclaves ont la taille moyenne, ils ne parais- sent pas tr&s-forts, mais ils sont en g6n6ral assez 368 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. robustes, ils ont surtout une grande activity ; leur figure est un peu allong^e comme celle des Cris; ils ont un maintien calme qui denote la quietude de leur ame, un regard doux, qui exprime la douceur de leur caract&re et qui inspire Fint^ret, un front preeminent qui indique 1'intelligence. Ils ont prouv6 du reste leur aptitude pour 1'ins- truction ; un grand nombre aujourd'hui savent lire et 6crire, et dans les frequents voyages que M gr Fa- raud a faits parmi eux, il a pu s'assurer que ce peuple serait bientot enti&rement rgn6r par le christianisme. Leur langue ne s'eioigne pas essen- tiellement de celle des Montagnais. Les Esclaves aiment passionnment la religion; la bont6 de leur ame et le manque complet de tout culte extrieur, la leur rendaient n^cessaire, aussi ils 1'embrassent aussitot qu'ils la connaissent. II y a, sans doute, parmi eux encore quelques ames perverses, chez lesquelles 1'instinct de la barbarie 6touffe la v^rit6; mais elles ne sont pas tr^s-nom- breuses. Le seul obstacle rel qu'on ait rencontr6 a leur conversion a 6t6 la passion pour le jeu de mains et un peu aussi pour la fausse magie qu'ils ont apprise des Castors. La polygamie n'6tait pas gn6rale chez les Esclaves comme chez les autres sauvages, et ils avaient meme TRIBUS SAUVAGES. 369 de I'affection de famille, sentiments qui ne se trou- vent que dans cette tribu. Ce peuple est essentiellement pecheur, ce qui ne 1'empeche pas de se livrer aussi a la chasse, mais ce n'est qu'accidentellement. Les femmes esclaves sont les plus habiles modistes de toutes ces contre"es; au moyen de peaux de cari- bous, de plumes, de griffes d'ours et du poil de porc-6pic peint, elles font de magnifiques tentures et de tres-beaux habits. Cette tribu vit en paix avec tous ses voisins, et pratique la religion ; aussi, contrairement a la plupart des autres nations de ces contre~es, elle s'accroit plutot qu'elle nediminue. Les esclaves peuvent au besoin entrer dans la do- mesticite' et faire de z6le"s serviteurs, mais il ne faut pas les tenir trop longtemps a 1'attache ; ils ne peu- vent etre esclaves que de nom, la vie errante des bois est un besoin pour eux comme pour les autres sauvages. CHAPITRE XVI Les PEACX-DE-LIEVRE (Ratherth, peau de lievre). I Les Peaux-de-Lifrvre habitent entre le 60 e et le 62 e degr latitude nord et le 1 15 e et le 125 e lon- gitude ouest. Ces sauvages, qui ressemblent en beaucoup de points auxEsclaves et quiont, soit par la langue, soit par les habitudes, quelques rapports avec les Castors, ontle caract&re I6ger et inconstant; peu suffit pour les enthousiasmer, peu suffit aussi pour les faire renoncer h une entreprise; ils vivent habituellement dans les bois. Leur lgfcret6 ne dg6nre pas en in- souciance ; plus avisos que les Castors, ils prennent la peine de s'y construire des tentes ; ils se nour- rissentexclusrvementdelapins des champs, que dans leur pays on appelle li&vres ; c'est de la qu'est venue leur denomination. Ces sauvages, peu nombreux et dont le rayon est assez circonscrit, finirontparsuivre Texemple des TRIBUS SAUVAGES. 371 Esclaves; malgr leur le"gerete", ils fmiront par se convertir a la religion. On trouve parmi eux quelques beaux caracteres. II Un chef de cette tribu qui n'avait jamais vu de pretres et qui ne connaissait le christianisme que de nom, ayant rec,u une proposition malhonnete avec un envoi de sucre, de the" et d'autres friandises pour 1' engager a accepter, fit re"pondre a celui quivou- lait le s^duire : Qu'il sache bien que, quoique je sois pauvre, je ne veux point vendre mon ctme ; je n'ai rien actuellement a lui donner en ^change de ce qu'il m'envoie, mais au printemps prochain je lui appor- terai une peau d'orignal pour le payer ; un chre'- tien ne ferait pas ce qu'il me dit de faire, et je veux etre homme comme un chre'tien. Ceci indique une force d'ame peu commune, quand on sait que ce peuple est pauvre, qu'il ne donne rien pour rien et qu'il aime beaucoup a re- cevoir gratis. CHAPITRE XVII Les SICANETS (Cherhlaye-ottine, les hommes des montagnes Rocheuses). Ces hommes habitent au pied des montagnes Rocheuses, ils ont une grande ressemblance au physique avec les Peaux-de-Li&vre et les Castors. II y a quarante ans, ces sauvages 6taient tr&s-feroces et nul Stranger n'osait encore les affronter. La Compagnie de la baie d'Hudson voulut tablir un poste parmi eux, mais a peine les employes y 6taient installs, qu'un drame terrible s'ensuivit. Les Sicanets se r6unissent, assi^gent le poste, le prennent d'assaut et massacrent tous les hommes de la Compagnie. C'est en 1821 que ce fait eut lieu; depuis, bien d'autres eruauts ont 6t6 commises. II y a une dizaine d'ann^es, un m6tis nomm Touranjeau allait a d'Attkoskas, porteur de lettres pour le commis du poste ^tabli chez les Sicanets. Un mois aprfcs, il retournait a la mission d'Attha- baskaw. TRIBUS SAUVAGES. 373 Pere disait-il tout tremblant, je rapporte mes lettres. Les Sicanets ont encore massacr6 les homines du poste. J'6tais a peine arriv6 au has de la cote oft le fort est situ6, que j'ai vu lout a coup rouler a mes pieds trois tetes d'homme. J'ai reconnu la tete du commis : effray6 de ce spectacle, j'ai Iev6 les yeux, et j'ai vu les sauvages envahissant le fort. J'ai pu m'enfuir sans etre apergu, et me voila. Ce lugubre souvenir cause encore beaucoup d'ef- froi a Touranjeau. Aujourd'hui ce poste, appel6 le fort d'fipinette, redoute moins le voisinage des Sicanets qui se sont beaucoup humanisms. Leur f6rocit avait priv6 longtemps cette tribu de 1'avantage d'avoir une maison de commerce chez elle. CHAPITRE XVIII Les HOMMES-DE-SANG (Lueeldeli-ottine, les habitants qui mangent les hommes). Les Hommes -de-Sang, appel^s plus commun6- ment le mauvais monde, habitent entre le 58 e et le 63 e latitude nord et le 125 e et le 135 e longitude ouest. Ces sauvages devenus tres-peu nombreuxallaient, il y a quelques ann6es encore, complement nus, mais ils se couvrent un peu aujourd'hui. Le mal souverain de cette nation, et peut-etre la cause unique de sa presque disparition , est 1'an- thropophagie. Ces sauvages poussent cette passion a un tel point, que la m&re n'est pas en suret6 avec son enfant, ni les enfants avec leurp&re. Les parents mangent leurs parents, les amis leurs amis. La moindre disette reveille dans leur coeur cette passion horrible, et alors le plus fort d6vore le plus faible. C'est ainsi que ces sauvages finiront par se detruire tbus, ou plutot par se manger. TRIBUS SAUVAGES. 375 Faraud me disait avoir caus6 souvent au fort Allkett, situ6 au centre de cette tribu, avec un \ieil- lard de la nation des Hommes-de-Sang, quiavouait, avoir mang6, a lui seul, dix de ses parents, mais la maladie de 1'anthropophagie Favait atteint, il 6tait devenu couvert de I&pre. Quelques mois avant la premiere visite du mis- sionnaire au fort Allkett, deux Canadiens frangais serendant a ce poste, pour la Compagriie de la baie d'Hudson,avaient6tpriset manges par cessauvages. Les Hommes-de-Sang vivent ordinairement de ch&vres et de moutons sauvages qu'ils tuent sur les montagnes Rocheuses. Leur conversion serait un triomphepour 1'huma- nit. Quelques-uns d6ja se sont convertis et ont port6 la foi chr^tienne au fond de leurs deserts. Puissent-ils, par leurs exemples, aider a la con version de quelques-uns de leurs fr^res! Puissent les missionnaires, eninspirant a ces sau- vages 1'amour et la crainte de Dieu, leur donner 1'horreur de Jeurs^pouvantables festins ! Les Hommes-de-Sang, atrophies au moral, sont 6galement atrophies au physique, ils sont petits et laids. CHAPITRE XIX T.es PLATS-COTS DE CHIENS (Fitchange). Ces sausages habitent a peu prfcs entre le 63 e et le 69 e degr6 latitude nord, et le 100 e et 125 e longitude ouest. L'origine de leur nom est assez obscure. Plats- C6t&s de Chiens ne rpond a rien de ce qui peut caract^riser le peuple de cette tribu. Les Plats-C6t6s de Chiens, diss6min6s au milieu de deserts immenses, vivent de la chasse du caribou et de la peche ; ils sont la personnification de la sau- vagerie dans ce qu'elle a de plus original. La vue seule d'un Orangeries effarouche ; aussi, quand la n6cessit6les oblige de venir a un poste de traite, pour 6changer leurs pelleteries, ils ont hate de conclure leur march6 pour s'en retourner de suite dans la solitude de leurs forets. Cette tribu plus que toute autre a consent 1'ha- bitude de laisser mourir les enfants et les vieillards TRIBUS SALVAGES. 377 quandils lesjugentsuperflus; ilsn'ontpas e"te"sourds cependant a la voix de la religion, beaucoup ma- nifestent dej'a de trks-bonnes dispositions. Malheureusement, disse'mine's dans une Stendue immense de deserts, ne s'approchant que rarement du littoral et, quand ils arrivent a un poste, n'y r6si- dant souvent que quelques jours, et souvent par groupes peu nombreux, il est difficile de les re'unir pour leur parler. Quoique vifs de caractere et par suite d'une grande irascibility , les Plats-Cote's de Chiens dtestent le meurtre. Ces sauvages sont grands, sveltes et de'gage's ; ils ont les jambes longues, les 6paules elroites et les pieds courts, la figure allonge'e et un peu plate, des yeuxafleur de tete, tres-vifs, un front peu de>eloppe" , le menton et la machoire pointus ; on dirait qu'ils ne parlent que du bout des dents. Si les Hommes-de-Sang sont Jaids et petits, les Plats-Cote's de Chiens sont laids et grands. Leur langue a quelque ressemblance avec celle des Esclaves et des Montaguais ; quand on la soumet a 1'analyse, elle donne approximativement les memes racines, quoique de prime abord elle en paraisse tres-e'loigne'e. Comme toutes les tribusou sections de tribus qui 378 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. habitent parmi les caribous, ces sauvages s'habillent de la peau de cet animal a laquelle ils laissent tout le poll. Les Plats- Cotes de Chiens ne sont jamaisen guerre avec leurs voisins ; ils ne sont pourtant pas laches, et en certaines circonstances ils ont donne des preu- ves de courage et d'6nergie. CHAPITRE XX Les LODCHEUX (Sasstue- ottin6, les habitants du lac des Ours). La tribu des Loucheux est situ^e entre le 65 e et le 68 e degr6 latitude nord, et entre le 127 e et le 141 e longitude ouest. Le caract&re de ces sauvages a beaucoup de rap- port avec celui des Plats-C6t6s de Chiens, sous le rapport de ses instincts farouches ; leur langue s'6- loigne de plus en plus de celle des Esclaves et des Montagnais, quoiqu'on ytrouve des rapports assez frequents. Ces sauvages sont trks-hautains et tr&s-orgueil- leux, ils pardonnent difficilement les injures qui leur sont faites et ne reculerit jamais devant la ven- geance. Tres-souvent aussi, pour des torts ima- ginaires, ils attaquent les autres ; mais il faut dire, pour etre juste a leur 6gard, que les Esquimaux leurs voisins ont contribu6 pour une grande part a. cet 6tat de choses, par des provocations fr^quentes. 380 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. II II y a peu de temps, les Loucheux, reamis en grand nombre, etaient partis pour la chasse; quelques Esquimaux vinrent a leur insu, au milieu de leurs tentes qu'ils saccagerent, et firent un carnage 6pou- vantable de leurs femmes et de leurs enfants. Quand les Loucheux revinrent , ils ne trouvfc- rent plus de tentes : elles etaient bruises, et les cada- vres de leurs families disperses dans le bois. Irrites par ce spectacle affreux, ils jurfcrent tous d'en tirer vengeance et d'exterminer tous les Esqui- maux qu'ils pourraient saisir. Ils se mirent en route imm6diatement : arrives sur les bords de la riviere Peel, ils rencontr&rent un petit groupe d'Esquimaux et en tu&rent huitou dix; ils tendirent leurs cadavres le long du rivage, leur ouvrirent le ventre et Festomac, exposkrent leurs entrailles au soleil, et comme date commemorative de leur vengeance, ils inscrivirent sur un criteau : Que les Esquimaux qui passeront par ici, appren- nent ainsi le sort qui les attend. Depuis ce temps-la, un grand nombre de Loucheux ont embrass6 ou feint d'embrasser le christianisme ; ils se rapprochent davantage des postes fr^quent^s TRIBUS SAUVAGES. 381 par les missionnaires, il y a done lieu d'espSrer que bientot ils s'humaniseront. Les Loucheux, avec une taille mediocre, ont une constitution assezrobuste; on trouve dansleur regard quelque chose de doux et de sinistre tout a la fois. Leur passion dominante, outre le jeu de mains, est le tabac. CHAPITRE XXI Les PiEDS-NoiRS (Siyi-ra-ritewitiyiniwok, les hommes qui ont les pieds noirs). Les Pieds-Noirs habitent entre le 50 e et le 55 e degr6 latitude nord, et entre le 1 10 e et le 120 e longi- tude ouest. Ces sauvages sont tres-intelligents et tr&s-nom- breux, on suppose qu'il en existe encore deux mille cinq cents. Leur conversion serai t facile, si les Assinibouanset les Cris neleur faisaientpas une guerre continuelle; mais comme ils sont plus courageux et plus nom- breux, ils usent souvent de terribles reprsailles. Comme les Cris, ils arrachent la chevelure des vaincus, leur ouvrent la poitrine et mangent leur coeur ensanglante; mais, plus feroces peut-etre en- core que ces derniers, ils appellent souvent leurs femmes qui se jettent sur ces corps morts ets'abreu- vent de leur sang. CHAPITRE XXII Les ESQUIMAUX (Ottelntnt-ottine, les habitants de la terre nue). I Les Esquimaux habitent entre le 63 e et le 70 e de- gr6 latitude nord sur le continent, et s'6tendent en- core sur les iles polaires, tellesquel'lle Victoria, 1'lle du roi William, File Melville et File Bathurst. La nation esquimause est la seule dont les hommes aient de la barbe , mais , contrairement a Fid6e regue, qui veut que cette barbe soit si 6paisse, qu'on ait de la peine a decouvrir les traits de leur visage... ils ont, au contraire, quelques poils noirs trfcs-clair-sems et seulement au menton. De tous les sauvages, ils sont r^ellement les seuls qui mangent la chair crue, quoiqu'ils la mangent quelquefois aussi apr&s F avoir fait s6cher au soleil. Les Esquimaux ont une taille au-dessous de la moyenne, la tete grosse, les bras et les jambes tres- musculeux, le teint blanc, la chevelure et les poils de leur barbe blonds ; ils ont le front large et pro6- 384 DIX-I1UIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. minent, les sourcils clairs et de gros yeux roulant dans un large orbile. Ces sauvages ri'ont pas 1'air menac,ant qu'on leur donne, ils produisent plutot 1'effet d'un enfant un peu timide, qui frappe moins parce qu'il le veut que parce qu'il craint d'etre frappe". Ils sont pourtant excessivement fe>oces, surtout sur cette partie du continent; jusqu'ici il a e"t6 tres- difficile, pour ne pas dire impossible, deles aborder, tant ils sont farouches et d^fiants ; les Grangers doi- \ent sanscesse se tenir en garde contre eux. 11 y a peu d'annes encore, ils massacrerent a l'entre*e du fleuve Mackensie un grand nombre de voyageurs. Depuis quelque temps, ils paraissent s'etre beau- coup adoucis; malgr6 leur defiance instinctive, leur sauvagerie extraordinaire, quelques-uns osent au- jourd'hui s'approcher des postes de la Compagnie de la baie d'Hudson, ne craignant meme pas de manger ce qu'on leur pre~sente. Aussi 1'honorable Compagnie, qui n'a jamais os6 jusqu'a ce jour crer un poste chez eux, pourra bientot, peut-etre, y en 6tablir un sans trop de- danger. TRIBUS SAUVAGES. 385 II Les Esquimaux ont des habitudes qui leur sont prop res et qui resultent du pays qu'ils habitent. Comme ils yivent dans une contre'e tr&s-froide ou il n'y a point de bois, ils se font des maisons de glace ; ils se servent de la glace comme nous des moellons ; quand I'e'difice est 6leve", ils le couvrent avec une grande quantity de neige. Ces maisons sont comparativement assez chaudes. Pendant 1'hiver, ils habitent pele-mele dans ces especes de terriers, et, comme ils ne peuvent pas faire de feu, ils se blottissent les uns contre les autres, ainsi que des niche'es d'animaux. Quand la saison de la chasse arrive et qu'ils sor- tent de leurs maisons de glace, ils se couvrent de"- mesure'ment, ils ont des culottes de peau d'ours dont le poil est en dedans, une espece de casaque faite aussi de peau d'ours; un capuchon tres-fourre' leur enveloppe la tete, des souliers ou plutot des bottes, aussi de peaux, avec le poil en dedans leur couvrent les pieds. Suivantles contre'es ou ils vont, ils doublent et triplent meme quelquefois leurs vetements, de sorte qu'un Esquimau, avec sa taille peu e"levee et 1'^pais- 386 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. seur que lui doiment ses habits, ressemblepresquea une boule. Ill Ces sairages n'ont pas de culte, ils ont pourtant une divinite, c'est le soleil. Ils ne vivent pendant 1'hiver que de viande de caribou qu'ils ont quelquefois en abondance, et qu'ils peuvent conserver tr&s-longtemps dans leurs maisons de glace, sans crainte qu'elle se corrompe. Quand cette viande est bien mortifi^e, ils la man- gent toute crue. Durant le cours de I'6t6, ils vivent sur le littoral de lamer Arctique. Au moyen de peaux de loups marins et d'osse- ments de baleines, ils construisent de petits canots qu'ils recouvrent hermStiquement, n'y laissant qu'un trou rond de lalargeur de leur corps pour y entrer, n'ayant que la tete et les bras dehors, ils attachent fortement le canot autour de leurs reins et partent pour la peche. De tous les peuples de 1'extreme nord de l'Am6ri- que, les Esquimaux seront sans doute les derniers a recevoir les bienfaits de la religion ; leur contr^e est la inoins propre de la terre a etre habitue par des hommes. LES AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE LEGENDE SAUVAGE 1 II ne faut jamais dire pourquoi a 1'esprit. Le depart. Les deux outardeaux. La voix de 1'Esprit. Le lac. La terre nue. La tente des grants. Otchoch-h. II y avail une fois, dans le pays des Castors, un vieillard auxcheveux blancs, qui s'appelait ELTCHE- LEKOUYE. Ce vieillard avail deux petils-fils. L'ain6 avail pour nom ELTCHELEKOUYE-ONIE, le cadet avail pour nom ELTCHELEKOUYE-ONIYM . Un jour le vieillard dil a ses deux pelits-fils : Mes enfants, je me fais vieux, bienlol j'aurai passe" dans la vie desesprits ; depuis la mort de votre pere, c'esl moi qui pourvois a votre existence; mais ce pays ou nous habitons est devenu mauvais. L'Es- pril-Bon 1'aabandonne" el les animaux en ontpresque 388 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. tous disparu, il fautdonc que vous le quittiez, sinon, quand je De serai plus aupres de vous, vous mourrez de faim. Avant done que mon esprit aille retrouver 1'esprit de votre pfcre,6coutez ce que je vous recom- mande et ce que je vais vous ordonner. Les deux fr&res 6coutaient en silence, bien r&solus de faire ce que leur grand-pere ordonnerait, car ils 6taient bons. Jevous recommande, rnes petits-fils, continua le vieillard, detenir toujours vos promesses et d'etre toujours fid&les a vos serments. Je vous ordonne de prendre une pirogue et de partir pour la chasse ; mais vous ne retournerez plus dans ce pays-ci. Quoi ! vous nous chassez d6ja, grand-p&re? Je vous ai dit que bientot je ne serai plus de ce monde, et, avant que de passer dans Fautre, il faut que vouspartiez. Etou irons-nous, grand-p&re ? Vous irez partout ou le bon Esprit vous con- duira; si vous etes fideles, vous arriverez un jour dans le pays qui est reiser v6 a ceux qui lui ob&ront. Et ou se trouvece pays? L'Esprit seul le sait, laissez-vous done con- duire par lui, et, quoi qu'il vous recommande, je vous le r6p&te, obissez aveugl6ment. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 389 Pourquoi, grand-p&re? II ne fautjamais dire pourquoi al'Esprit, mes petits-flls. A ces mots, le vieillard se tut et les jeimes gens se dirent : 11 faut ob&r, partons. * * Le meme jour, les deux fibres prennent leur car- quois, leur arc et leurs filches, montent dans leur pirogue et partent. Us navigu&rent tout le jour sans voir aucun ani- mal ; le soir venu, ils amarr&rent la pirogue, dres- serent leur tente, et le lendemain de grand matin ils se mirent de nouveau en route avec Fespoir d'etre plus heureux. Le soir arriva encore, et ils n'avaient pas fait chasse; trois jours et trois nuits s'e^coul&rent ainsi. Le quatrieme jour, comme ils descendaient le cours d'une riviere, ils arriv&rent a une grande chute appele FOndulation. La, ils s'emparerent de deux petits outardeaux, qu'ils attachment avec Fintention de les tuer le lendemain pour les man- ger ; puis, comme ils 6taient bien fatigues a force de ramer, ils se coucherent dans la pirogue et s'endor- mirent d'un pro fond sommeil. 390 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. * * Or, tandis qu'ils dormaient, les deux freres enten- direntune voixqui leur disait : Attelez les deux outardeaux a votre pirogue et ils vous traineront. Aussit6tleur r6veil, ils s'empresserent de saisir les deux outardeaux et de les attacher a la pirogue qui fila alors rapidement sans le secours de leurs bras. Apres trois jours et trois nuits de marche, toujours trainees par les deux animaux, ils se trouverent tout a coup dans un grand lac d'ou Ton n'apercevait laterre ni d'un cot ni de 1'autre. Nous devons etre bien loin, se disaientles deux jeunes gens. Ils naviguaient depuis longtemps sur ce grand lac, et toujours ils ne voyaient que le ciel et 1'eau. Nous avons 6t6 des imprudents, se disaient-ils, encore, c'est peut-tre le mauvais esprit qui nous a command^ d'atteler les outardeaux a la pirogue. Voila que nous neverronsplusla terre. Au moment ou pour la troisieme fois ils r6p6taient ces paroles, ils apercurent dans lelointain une vaste plage recouverte d'un sable blanc et uni, mais ou Ton ne voyait pas un seul arbre. AYENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 391 Nous sommessauvs, s'cria le jeune EltcM6- kouy6-oniym, voila que nous allons toucher un rivage. En effet,bientotla pirogue aborde, les outardeaux sont d6tel6s et les deux voyageurs d6barquent. Mais ils 6taient extnus de faim et de fatigue, et cette terre nue 6tait bien peu favorable a la chasse. Nous n'avons rien mang6 depuis longtemps, et je ne vois pas trace d'animaux, disaitle fr&re ain6. J'ai grand'faim, disait le fr&re cadet. Et ils pleuraient tous deux en se disant : Nous allons sans doute mourir en ces lieux deserts. Ils se coucherent alors au bord du lac et s'endor- mirent. Frere, ditl'ainS en se r^veillant, j'ai enlendu une voix qui m'a dit : Mangez les outardeaux. Eltchl6kouy<-oni6 avait a peine prononc^ ces paroles, que les outardeaux vinrent se poser a c6t6 des deux jeunes gens. Mais, quelle ne fut pas leur surprise de voir que les deuxpelits animaux avaient maintenant de Ion- 392 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. gues plumes blanches et qu'ils etaient devenus cle belles outardes. Voila que nous devons marcher depuis bien longtemps, se dirent-ils, puisque leurs plumes ont blanchi. Us prirent alors les deux outardes et les tuerent. MalgnS la faim qui les de"vorait, ils n'en mangerent qu'une, re"servant 1'autre pour le lendemain. Apres ce repas ils s'endormirent encore ; mais pendant la nuit un grand vent se leva et ils furent reveille's par lefroid. Frere, dit Eltche'le'kouye'-oniyin, j'ai entendu aussi la voix de 1'Esprit, il m'a dit : Brulez la pirogue, re'chauffez-vous et mar- chez. Ces paroles de 1'Esprit firent grand bien aux deux voyageurs, car ils avaient grand froid et ils n'avaient pas trouv6 une seule btiche sur cette plage sablon- rieuse. Puis aussi ils avaient grand' faim encore et ils allaient pouvoir faire cuire 1'outarde qui leur restait. * * Quand les deux freres se furent bien rechauffes avec lebois de la pirogue, et quand sur le brasier ils eurent fait cuire Tout arde : I AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 393 Qui sait, se dirent-ils, si cette terre n'est pas le pays qui nous est destin6 ?... Cette pense ranima leur courage, ils mangerent d'un bon app6tit, prirent leurs arcs et leurs filches et se remirent rsolument en route. Chemin faisant, ils apergurent sur le sable des traces de loups et de renards ; mais ce qui les ef- fraya beaucoup, des pieds 6normes d'hommes dont le talon 6tait parfaitement distinct. * * * Les deux jeunes gens marchaient. Tun a cot6 de 1'autre, jetant leurs regards inquiets a droiteet a gauche, dans la crainte d'un ennemi, quand tout a coup ils se troirvfcrent en presence d'une immense tente. Cette tente 6tait habitue par des grants, ces grants 6taient des hommes barbus, trois fois grands comme les autres. Devant la tente, des enfants s'amusaient alutter; ceux-ci, qui n'avaient pas encore de barbe, 6taient aussi des grants. Les deux freres tremblaient de frayeur. Mere, voyez les deux petits qui nous arrivent. cri&rent les enfants grants. La meresortit et, quand les deux voyageurs furent 394 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. arrives, elle les engagea complaisamment a entrer dans la tente. * * * Le chef des grants s'appeJait OTGHOCH-H (geant), il tait en ce moment a la peche, et on 1'attendait. Bientot il arriva. Mon pere, lui dirent ses enfants, en ton absence ces deux moities dhomme nous sont arrives. Pourquoi les appelez-vous moities dhomme, dit Otchoch-h avec s6vrit6. ne vous ai-je pas pr<- venus que, du cot6 de la terre ou le soleil sel&ve, il y a des hommes blaucs, qui sont plus petits que nous, mais que 1'Esprit protege; ne vous ai-je pas avertis que ces hommes fonderont une nouvelle nation ? Ce sont ceux-la qui nous arrivent. Jeunes gens, continua le gant en se tournant vers les deux Grangers avez-vous faim ? JMas !... r6pondirent-ils, nous avons faim et nous sommes bien fatigues. Alors, mes petits amis, vous allez manger et vous reposer dans ma tente ou vous demeurerez tant que vous voudrez. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 395 II Les deux Eltch616kouy6 quittent la tente du geant. Le pt< et les fleches enchantes. L'aine des deux fibres enleve dans les airs. D6sespoir du cadet. Premiere apparition d'Ot- telballt5 (VEsprit-Bori). La terre nouvelle. La tente de la vieille Telkalk'. Les deux petits-fils de EltcM6kouy, Staient de- puis quelque temps dans la tente des grants, lors- qu'un jour Otchoch-h leur dit : - Mes petits amis, il est temps de partir, allez ou 1'Esprit vous appelle. Mais nous ne savons pas ou se trouve le pays ou nous devons nous arreter, rpondirent-ils. Le g6ant les prit tous deux dans ses grands bras et, les ayant 6lev6s bien haut, il leur dit : Marchez tout droit, du cot6 ou vous voyez que le soleil se couche, et vous arriverez au pays promis. Otchoch-h leur avait pr6par6 lui-meme un pat6, compos6.de poissons secset de graisse, il dit en le leur pr^sentant : Voici le pat6 que je vous ai fait pour votre voyage, je vous ai prpar6 aussi des arcs et des fl&ches. En vous cong^diant, j'ai une recommanda- tion a vous faire : si vos filches s'6garent, ne les 396 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. cherchez pas, et gardez-vous bien de manger en un seul repas tout le pat6 que je vous donne. Pourquoi ? interrompit Eltch6l6kouy6-oni qui etes cause de ce malheur, interrompit la vieille. Si 1'Esprit- Bon ne vous pardonne pas, nous serons punies. Tout en disant ces paroles, elle pleurait aussi. Prenez votre arc et des fleches, mes filles, dit encore la m&re, qui sait quand nous le retrouve- rons? Les trois femmes sortirent de leur tente et se mirent en route pour chercher le jeune homme. * * * En ce moment Eltche^kouye^-onie^ se trouvait dans une cabane de neige glac6e, ou il avait 6t6 englouti. J'ai d6sob6i une seconde fois, se disait-il en pleurant, et voilci que je suis dans mon tombeau. 408 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. II 6tait dans cette facheuse position depuis quel- ques heures djci, quand il entendit une grosse voix qui disait au-dessus de lui : Icil'on sent la chair humaine. Nous n'avons aucun instrument pour creuser la neige, rpondit une autre voix. Va me chercher les griffes d'ours que nous avons vues sur le bord du chemin, et je creuserai, dit la grosse voix. Le malheureux jeune homme, a ces terribles pa- roles, tremblait de tous ses membres, plus 'encore de frayeur que de froid ; bientot il entendit creuser la neige au-dessus de lui et il tremblait encore plus. Tout a coup il se sent saisi et soulev6 par les terribles griffes, mais au meme instant les griffes se cassent et il retornbe haletant dans sontrou. Alors il entendit encore la grosse voix qui disait : Va chercher le tibia du gros animal que nous avons vu sous les grands arbres. * * Tandis que le malheureux Eltch6l6kouy6-oni6 se trouvait dans cette cruelle position, Telkall6-tta et Dloune-tta-naldayi6, suivies de leur vieille mre, AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 409 descendaient courageusement Jdu haut de la mon- tagne, bravant les precipices, defiant les avalanches qui menaQaient de les engloutir. Tantot on les voit sur un mont de glace, interro- geant du regard es abimes de la neige, tantot leurs voix 6plor6es font retentir le desert des accents du dsespoir. Hlas ! l'cho seul rpondait a leurs voix. Et elles ne cessaient de dire : Qu'est devenu notre hole?.... Pour la centime fois deja elles r6p6taient ces pa- roles, quand elles apergurent un sauvage horrible charg^ du tibia d'un gros animal. Ce sauvage n'avait qu'une seule jambe, un seul bras, un seul ceil au milieu du front et une bouche six foisgrande comme les autres. Les trois femmes eurent grand'peur, mais le d- sir d'avoir des nouvelles de leur hole les enhardit et elles s'en approch&rent. Auriez-vous vu ici un jeune homme que nous cherchons ? lui dirent-elles. Le sauvage s'arreta, fixa son grand ceil sur les jeunes filles, ricana affreusement, etendit son long bras et r^pondit comme un tonnerre : Suivez-moi la-bas chez mon maitre. 410 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. * * Les deux sceurs et leur vieille mere suivirent 1'horrible sauvage et bientot elles arrivaient a une tente, devant laquelle un sauvage plus horrible en- core 6taitassis. A la vue des lrangeres, celui-ci s'6cria d'une voix qui fit retentir la foret : Voila de la bonne viande. Oui, voila de la bonne viande, rpta 1'autre. Tais-toi, dit le chef, cette viande n'est pas pour toi. En entendant ces paroles de sinistre augure, les deux soeurs se jel&rent aux genoux de Fanthropo- phage, Nous cherchons notre frere qui s'est englouti, lui dirent-elles en pleurant, ne nous mangez pas, faites-nous le trouver si vous savez ou il est. Hou, hou ! fit le sauvage, j'ai bien faim de chair humaine, votre frere est dans cetrou. Oh ! ne le mangez pas, disaient les jeunes fil- les en embrassant les jambes du monstre. Je le mangerai, a moins cependant qu'une de vous consente a devenir rnon Spouse, continua-t-il en fixant son ceil terrible sur les pauvres dsoles. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 411 * * A ces paroles les deux soeurs se regarderent in- terdites, comme pour se demander laquelle se sa- crifieraiL L'anihropophage, comprenant leur hesitation, fit une grimace pouvantable et, prenant ]e tibia que son compagnon avait apport6, ilse mit a creuser la neige ; bientot Eltch6lkouy6-oni6 , violemment arrach6 de sa prison de neige, tombait haletaut aux pieds du monstre. Hou, hou! fit encore 1'horrible sauvage, Yoila de la bonne viande. Oui! Yoila de la bonne Yiande, r6p6ta son compagnon. Tais-toi, interrompit le maitre, cette Yiande n'est pas pour toi. Le jeune homme, plus mort que vif, ne \oyait ni n'entendait rien encore, il 6tait 6tendu surla neige. Les deux jeunes filles et leur vieille mere a ses cot(s pleuraient et se lamentaient. Le monstre aiguisait son coutelas. 412 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. * * Cependant Eltch6l6kouy6-ome : commen^ait a re- prendre ses sens.... tout a coupil ouvreles yeux 6 surprise, 6 joie, il voit prfcs de lui ies deux jeunes filles et la vieille Telkall leur mfcre. Telkalte-tta, Dloune-tta-naldayi6, s'e"cria-t-ilen se redressant. Oui, c'est nous avec notre m&re, r^pondirent les jeunes filles, nous te cherchions. Et c'est moi qui t'ai trouv6, exclama 1'anthro- pophage avec un ricanement affreux. C'est vrai, mais vous nous aviez promis de ne pas le manger. Oui, si une de vous consent a devenir mon Spouse. Les jeunes filles n'os&rent encore r^pondre. Oh! vous vous taisez vous refusez, hurla le monstre en brandissant son coutelas sur la tete du jeune homme. Grace, grace ! nous vous 6pouserons, s'crie- rent-elles ensemble. Non, hurla de nouveau le sauvage. Je veux le manger... j'ai faim... AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 413 Le monstre avail a peine prononce" ces cruelles paroles, qu'on entendit un cri menagant et un batte- ment d'ailes extraordinaire. OTTEL-BALL! exclamerent les deux sauvages, et ils tomberent a la renverse comme foudroye"s. Prompt comme l'e"clair, Foiseau ge"ant fondit sur les deuxanthropophages,en saisitun de chaque patte et les enleva dans les airs. Mes enfants, dit alors la vieille mere, c'est Otetl-balle", 1'Esprit bon qui vient de nous sauver, faisons-lui une offrande. Quelle offrande lui ferons-nous, notre mere? nous n'avons que notre arc et une seule fleche. A peine avaient-elles r^pondu ces mots, qu'elles apergurent un vautour qui poursuivait un petit co- libri. Vite, mes enfants, tuez le vautour, dit la vieille. Prompte comme 1'^clair, la jeune Dloune-tta-nal- i6 s'empare de Fare, ajuste la fleche et le vautour 414 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. tombe inanimS sur la neige, il e"tait temps, le co- libri ne pouvait de"ja plus voler. Voila 1'offrande toute prete,mes enfants, dit la vieille, prenez le colibri, re'chauffez-le, puis ren- dez-lui la liberty. Quelques instants apres, un feu 6tait aHume" sur la neige glace"e. Telkalle'-tta et Dloune-tta-naldayie", assises autour, re"chauffaient le petit colibri, tandis que leur vieille mere et le jeune Eltche'le'kouye'- onie" attendaient le moment de Foffrande pour pro- noncer les paroles sacramentelles. Mere, est-ce le moment, le colibri agite ses petites ailes dirent les jeunes filles. Alors c'est le moment, re"pondit la mere. La- chez-le. Et 1'oiseau s'envola en jetant un cri de joie, comme pour remercier ses sauveurs. Petit oiseau, dit la vieille mere, remercie pour nous 1'Esprit-Bon de nous avoir de'livre's de 1'Esprit Mauvais. Petit oiseau, dit le jeune homme, va dire a 1'Esprit-Bon de me faire retrouver mon frere. Petit oiseau, dirent les jeunes filles, va dire a 1'Esprit-Bon de prot^ger celui que nous aimons. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 415 IV Petit enfant qui dort. Le vieillard. La fleche male et la fleche feraelle. Desobe~issance des deux sceurs. Leur dis- parition. Douleur du jeune homme. Otchoch-h re- paralt. Mort de la vielle Telkalle". Le fils d'Ottel-balle". L'offrande 6tait faite, le feu 6teint, il fallait son- ger a quitter ces lieux. Maintenant ou irons-nous? dirent les jeunes filles. Marchons, r^pondit la vieille, 1'Esprit qui nous protege nous guidera. Elles marchaient depuis quelques heures ddja, quand elles se trouv&rent en face d'une tente. Le jeune homme qui marchait devant pour frayer le passage, carta la peau qui couvrait I'entrSe de la tente, et, a sagrande surprise, il apergut dans un coin un petit enfant endormi. II s'empressa d'appeler ses compagnes qui furent encore plus surprises que lui." Petit enfant qui dors, dit la m&re, ou sont tes parents? L'enfant se rSveilla, 6tendit un de ses petits bras du cot6 d'ou le soleil se l&ve, et dit : 416 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. La-bas!.... puis il se rendormit. Petit enfant qui dors, ditle jeune homme, dis- moi ou est mon pays. L'enfant se r^veilla encore, tendit un de ses pe- tits bras du cote" ou le soleil se couche, et dit : La-bas... et il se rendormit. Petit enfant qui dors, dirent les jeunes filies, oil est celui qui nous protege. L'enfant se re"veilla pour la troisieme fois, et, le- vant ses deux petits bras au ciel, il dit : La-haut ! . . . puis il se rendormit encore. Ceci est une chose extraordinaire, dit la vieille Telkall6 ; mais il ne faut pas chercher a comprendre. Et la petite caravane se remit en marche. * * Les voyageurs n'avaient pas fait cent pas, qu'ils virent venir un vieillard arm6 d'un arc et d'un carquois plein de fleches. Bon vieillard, dirent-ils, aussitot qu'ils furent en sa presence, nous venons sans doute de ta tente. C'est sans doute ton enfant que nous y avons vu endormi. En effet, re"pondit le vieillard, c'est mon en- fant. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYfi. 417 Tu nous rendrais bien service en nous don- nant quelques-unes de tes filches, dit le jeune homme, nous avons faim, et je voudrais tuer quel- ques animaux. Je le veux bien, raon enfant, si tu me promets d'etre fid&le aux recommandations que je te ferai. Je te le promets. Le yieillard remit alors deux filches a Eltch6l6- kouy-crni6, en lui disant : Je te donne une fl&che male et une flfcche fe- melle; avec la fleche male tu [frapperas 1'orignal male, et a\ec la flfcche femelle, tu frapperas sa com- pagne; mais garde-toi bien de laisser toucher tes fleches aux jeunes filles. Pourquoi ? rponditle jeune homme. II ne faut jamais dire pourquoi, mon fils, Voila que j'oublie encore la recommandation de mon grand-pere, pensa Eltch6l6kouy6-oni6. II promit au vieillard d'ob^ir fid^lement a ses ordres, et la petite caravane se remit en route. * * Pendant les premiers jours, ils rencontrfcrent beaticoup d'orignaux ; avec la fleche male, le jeune homme tuaitTorignalmale, et avec la flkche femelle 27 418 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. il tuait sacompagne. Les jeunes filles, malgre' leur extreme envie de lancer des filches, ne touchaient jamais aux filches du vieillard. * * * Un matin les deux soeurs se rSveillfcrent plus vite que d'habitude, le jeune homme et la vieille m&re dormaient encore, elles sortirent doucement de la tente. Le soleil pointait a peine a 1'horizon et ses rayons d'or se refl&aient sur la neige glace'e ; dans le lointain on entendait le cri des animaux rveill6s par Faurore, et les vols de perdrix blanches com- mengaient a traverser Fazur des cieux. Comme ce pays est beau ! disait Telkall6-tta a sa soeur cadette. Pourquoi ne dresserions-nous pas ici notre tente pour quelque temps? Pourquoi re- monterions-nous au haut de la montagne? Pour- quoi marchpns-nous toujours? Tu sais bien, soeur, r^pondit Dloune-tta-nal- dayi, que notre mere nous a dit souvent qu'il ne fal- lait jamais dire POURQUOI. * * * Les deux soeurs devisaient de la sorte quand deux AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 419 orignaux apparurent sur un monticule a peu de dis- tance de la tente; a cet aspect, toutes deux, habi- tudes a la chasse d&s leur enfance , tressaillent du dsir de les frapper. Tandis que le jeunehomme dort, disent-elles, prenons les fleches et tuons ces orignaux. L'arc et les fleches se trouvaient suspendus a l'entre*e de la tente. Sans plus de reflexions, elles 6cartent la peau qui en couvraitl'entre'e, et, le cceur palpitant demotions, elles portent la main aux fle- ches... Mais a peine les ont-elles touches, que la terre s'entr'ouvre et les deux imprudentes sont prcipi- t^es dans unabime. * * Telkalle"-tta et Dloune-tta-naldayie" se relevent toutes meurtries de leur chute. Elles se trouvaient dans une immense grotte a rextr^mite de laquelle elles apercevaient faiblement la lumiere du jour. Tout a coup elles entendirent un battement d'ai- les et se sentirent saisiespar les griffes d'un animal. Cet animal elait Ottel-ball^, cette grotte Start la sienne. 420 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. * * * L'oiseau enleva les jeunes soeurs, d'un vol rapide il les sortit du souterrain, et alia les ddposer au mi- lieu d'une plage dSserte. Ceci se passait vers la neuvifcme heure du jour. Telkall6-tta et Dloune-tta-naldayi6 encore plus meurtries, presque mortesd'effroi, avaient perdu la connaissance de ce qui venait de leur arriver, elles taient tendues sur la plage ou 1'oiseau les avail d6poses et s'endormirent. Elles sommeillaient a peine, qu'elles furent r- veill6es par une voix qui leur disait : Mes filles, vous avez 6t6 punies de votre d6so- b&ssance, mais 1'Esprit vous pardonne. Celui qui disait ces paroles 6tait Otchoch-h le g6ant. Oil sommes-nous ? exclam^rent a la fois les deux soeurs a 1'aspect du g^ant barbu. Vous etes dans la nation des Grants amis des homines, r^pondit Otchoch-h. Soyez sans crainte, et suivez-moi dans ma tente, je vous donneraia manger. Les jeunes filles suivirent le g6ant en pleurant, AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. . 421 car elles ne pouvaient se consoler d' avoir perdu celui qu'elles applelaient leur frfcre. * * En ce moment Eltchlkouy6-oni6, se r6veillait ; bien surpris de la disparition des deux sceurs, il chercha quelques instants autour de la tente ; mais bientot il comprit son malheur en voyant que les fl&ches n'taient plus a leur place. Alors il ren- tra dans la tente et, s'approchant de la couche ou reposait la vieille Telkalle : H6las ! ma mere, lui dit-il, en pleurant, tes fil- les auront dsobi ci 1'Esprit. L'Esprit les a pu- nies... qu'allons-nous devenir?... Nous n'avons plus de filches... J'aimais tes deux filles, ma mfcre, je les voulais pour Spouses, et mainlenant quim'ai- mera?... je n'aurai jamais d'6pouse et je n'ai plus de frere. La vieille r^pondit : Ne d6sespere pas, mon fils, une de mes filles sera bientot ta compagne ; j'ai eu un reve cette nuit ; 1'Esprit m'a apparu et m'a montr^, du cot6 ou le soleil se couche, une belle plaine plante de grands arbres, une belle foret peuple d'animaux de toute 422 . DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. espece, un grand lac et de nombreuses rivieres rem- plies de beaux poissons, et FEsprit m'a dit : Voila le pays que je promets a tes enfants voila la terre ou ils iront, quand toi, leur vieille mere, tu seras venue vers moi. Tu aimeras done une de mes filles, mon fils, pour elle tu chasseras 1'orignal dans les forets, lu pecheras les poissons dans les rivieres mais je te recommande de remercier le Cr6ateur chaque matin et ehaque soir. Je t'avais d6- fendu de te faire aimer de mes filles autrement que comme un frere, parce que c'e"tait la volont^ de 1'Esprit; mais je vais mourir, espere... mes manes ne te quitteront pas. Ma mere, re"pondit le jeune homme, mon pere m'a dit souvent que la v6rit6 est dans la bouche de ceux qui vont mourir, je crois done a tes paro- les, et j'espere, mais, avant que ton esprit retourne au sein du Cr6ateur , dis-moi si je retrouverai mon frere. Mon fils, dit Telkalle', a 1'heure ou je te parle, mes filles et ton frere, par des sentiers diffe"rents, marchent vers le meme but, 1'Esprit te dira le chemin a suivre pour y arriver toi-meme ; main- tenant, voici mes dernieres paroles : Toi, Eltch&e'kouye" - om'6 , tu seras 1'epoux de Telkall^-tta. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 423 Ton frere Eltchele'kouye'-oniym sera l'e"poux de Dloune-tta-naldayie' . Et ensemble, vous irez dans le pays promis. * * * Ainsi parla Telkall6; puis elle leva ses deux bras au ciel, et son esprit s'e'chappa de son coeur, comme un souffle I6ger. Le jeune homme comprit que c'6tait par la vo- Iont6 de 1'Esprit, que la vieille mere mourait et il ne pleura pas ; alors, enveloppant sa d^pouille mortelle dans des feuilles de bananier, il alia la placer au haut d'un arbre, et se coucha tristement au-dessous. * * Eltchele'kouye'-onie' 6tait couche" a peine, qu'il vit descendre du ciel, et s'abattre, a son cote", un gros oiseau de la forme de celui qui avait enleve' lesdeux anthropophages, mais beaucoup plus jeune, car ses plumes commengaient seulement a croltre. Ne t'effraye pas, dit Toiseau, je suis le fils d'0ttel-ball6... je viens pour te sau\er. H6las! r^pondit le jeuae homme, j'ai perdu mon frere par ma de'sobe'issance , j'ai perdu mes 424 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. soeurs par ma negligence, je n'ai plus d'espoir en ce monde. Tu as done dja oublie* les promesses de la vieille Telkalle", taseconde mere, re"pondit 1'oiseau, e"coute done, et situ suis mesconseils, tu retrouveras ton frere, tu retrouveras tes soeurs, et tu arriveras dans le pays promis. II y a dans le pays que tu dois habiter beaucoup de neige 1'hiver, beaucoup d'ombrages I'Ste*, il y a de nombreux cours d'eau tous remplis de poissons, il y a de nombreuses forets toutes peuple"es de cari- bous et d'orignaux, il y a de wastes prairies, ou de nombreux troupeaux de boeufs musque's se donnent rendez-vous, il y a aussi beaucoup de castors ; mais j'ai une recommandation a te faire, quand tu y seras arrive", ne sors jamais la nuit de ta tente, et ne chasse le castor que le soleil leve* . Pourquoi ? re"pondit le jeune homme. 11 ne faut jamais dire pourquoi , dit le fits d'Ottel-balle. * * Eltche'l&kouye'-onie' commence a comprendre qu'il fallait se soumettre aveugle"ment aux ordres de FEsprit. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 425 Je ferai ce que tu me dis, je te le promets, dit-il avec assurance. Puisqu'il en est ainsi, rpliqua 1'oiseau, place- toi sur mes ailes. Le jeune homme oMt. * * * A 1'instant, 1'oiseau prit son vol, fendit 1'espace, et s'6leva bien haut dans les airs. Arriv< au sjour des nuages, il s'arrete, plane un instant au milieu de 1'azur, tout a coup il pousse un cri de joie, pr^cipite son vol vers la terre, la terre s'entr'ouvre et le fils d'0ttel-ball6, charg^ de son pr6cieux fardeau, plonge dans cette ouverture et disparalt. * * EltcM6kouy-oni s'6tait endormi sur les ailes de 1'oiseau, qui un instant apr&s le d^posait dou- cement sur une nouvelle terre. D^s qu'il 1'eut dpos6, il lui dit : Petit-fils d'Eltch^l^kouy^, r^veille-toi. Le jeune homme se r^veilla sans trop comprendre ce qui venait de lui arriver. 426 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. C'est ici mon pays, s'e"cria-t-il enfin. Non, re"pondit 1'oiseau, marche du cot6 ou le soleil se couche, jusqu'a ce que tu arrives sur les bords d'un grand lac. Ensuite il lui pr6senta un petit morceau de bois qu'il tenait entre ses griffes. Prends ce morceau de bois, continua le fits d'Ottel-balle", et quand tu seras arrive^ au bord du Grand-Lac, mets-le dans 1'eau et attends. J'ob&rai, re"pondit Eltch6le'kouy6-onie' , qui cette fois ne demanda plus pourquoi ; et 1'oiseau s'envola. Telkall6-lta et Dloune-tta-naldayi quittentlatente des grants. Le cygne blanc. Le Grand-Lac. La pirogue. Les deux freres et les deux sceurs se retrouvent. Telkalle"-tta et Dloune - tta-naldayi6 demeuraient depuis quelque temps deja dans la tente des grants, et elles elaient toujours bien tristes, songeant sans cesse a leur vieille mere et a celui qui e~tait devenu leur frere. Otchoch-h leur dit un jour : Mes petites amies, il est temps de partir pour aller ou 1'Esprit vous appelle. AVENTURES DBS DEUX ELTCHELEKOUYE. 427 Mais nous ne savons pas ou se trouve le pays oil nous devons nous arreter, rpondirent-elles. Le g6ant les prit alors dans ses grands bras, comme quelque temps auparavant il avail pris les deux Eltch6lkouy6, et, .les ayant elevens bien haut, illeur dit : Marchez tout droit du cot6 ou vous voyez que le soleil se couche, et quand vous arriverez au bord d'un grand lac, 1'Esprit vous conduira dans votre nouveau pays. Reverrons-nous notre mere? Votre mere est morte, mais ses manes vous suivent; ne la pleurez pas, et souvenez-vous de ses recommandations . * * En ce moment, le cri d'un oiseau relentit, legman t et les jeunes filles sortirent de la tente, et virent un cygne plus blanc que la neige qui planait dans les airs. Voila 1'esprit de votre mere, dit Otchoch-h, avec vous il traversera le Grand-Lac, suivez-le. Alors le gant leur donna des provisions qu'il leur avait pr6par6es, c'est-a-dire quelques poissons et un peu de viande ; il donna aussi a chacune une 428 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. peau de renard pour se garantir de la fraicheur des nulls, et il les cong&lia. * * * Les jeunes filles se mirent en route bien heureu- ses, car le cygne blanc s'6tait abattu sur la terre, et marchait ou voletait doucement devant elles, s'arre- tant quand il tait un peu loin, et reprenant sa course dfcs qu 'elles 1'avaient presque atteint. Voila 1'esprit de notre mere qui nous sert de guide, disait Telkall6-tta a Dloune-tta-naldayi6. Maintenant nous sornmes sures de ne pas nous 6garer, r^pondait la jeune soeur. * * * Le soir venu, elles s'arrtfcrent. Comme il n'y avait pas d'arbres sur cette terre, un rocher de granit leur servit de couche, elles s'envelopp&rent dans leur peau de renard et dormirenL Elles se levfcrent avec le soleil, pleines d'espoir et de confiance. Esprit de notre mfcre, dirent-elles en Levant leurs bras vers Tastre radieux du jour, guide tou- jours nos pas. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 429 Un petit cri r^pondit, un I6ger battement d'ailes se fit entendre, le cygne repartit. * * Elles marchaient ainsi depuis dix jours, toujours escort^es par 1'esprit ail6, lorsqu'un soir elles virent le soleil se noyer dans les eaux limpides d'un grand lac. Voila que nous aliens arriver au but de notre voyage, dirent-elles le coeur palpitant d'esp^rance, elles pressentaient le bonheur. * * En ce moment EltcMkouy6-oniym, suivant une autre route, apercevait aussi les rives du Grand-Lac, et se disait comme les deux soeurs : Je vais done arriver au but de mon voyage, et son cceur battait d'esp6rance, il pressentait aussi le bonheur. * * Or, il y avait bien longtemps d6ja que le jeune EltcM6kouy6-oniym marchait. D6j bien des fois le soleil avait accompli sa course parmi les astres, 430 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. depuis le jour ou la flfcche enchanle lui avail en- Iev6 son aln, depuis le moment ou Oltel-balte le p&re lui avail dit : Marche du cot6 ou le soleil se couche et, quand tu seras arriv sur les bords d'un grand lac, arrete- toi, mais manage le pt6. Chaque repas il avail mang6 du pat< d'Otchoch-h, mais sans jamais 1'achever, et toujours le pt6 lait rest le meme. * * Bientot le jeune voyageur arrivait sur les bords du Grand-Lac. Oltel-ball6 m'a dit d'attendre ici, se disait-il, et son regard inquiet cherchait un sauveur; mais il ne voyait derri&re lui que le desert de terre nue qu'il venait de parcourir, en face de lui que 1'im- mensit< de la plaine liquide, et il s'assil pensif sur le rivage. * * Le Bi&me jour, a la memeheure, Eltch616kouy6- apercevail aussi le Grand-Lac; depuis le jour ou Oltel-balte le fils 1'avait d6pos6 sur celle terre, fiddle a ses recommandations, il avail march du cot6 ou IB soleil se couche, et avail consent AVENTURES DES DEUX ELTCIIELEKOUYE, 431 cieusement le morceau de bois que le jeune oiseau lui avait donn. Je vais done arriver au but de mon voyage, se disait-il, et son cceur soupirait il avail aussi le pressentiment du bonheur. Tout a coup il croit voir un etre humain assis sur le rivage... surpris et mu, il pr^cipite sa marche... C'tait un homme, en effet... il avance... il avance encore... 1'homme tenait son visage appuy6 dans ses mains... II avance toujours... au bruit de ses pas, 1'homme assis se dresse... deux cris retentissent a la fois sur les rives du Grand-Lac : Mon frere ! . . * * * Les deux fils d'Eltch6l6kouy6 restent quelques instants interdits. Muets de joie et de surprise, ils n'osent encore croire a leur bonheur; mais non, ce n'est pas un reve... c'est une ralit6... Tout a coup, ils s'lancent dans les bras Tun de 1'autre, et leurs ames se fondent dans un long em- brassement. 432 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. * * Quand leurjoie futcalm6e, Eltch6l6kouy6-oniym pr6senta le pt6 d'Otchoch-h a son aln6. Ah! fit celui-ci, tu as 6t6 fidele aux ordres du g6ant ; mais, avant de manger, j'ai moi-meme un devoir a accomplir. En disant ces mots, le frfcre am 6 se leva, courut au bord du lac, et jeta dans Feau le petit baton que lui avait remis le filsd'0ttel-ball6. surprise ! le baton avait a peine touch6 Feau, qu'il grossit, grossit et devint une jolie pirogue. A cette vue, les deux jeunes gens levfcrent les bras au ciel en s'6criant : Merci, Esprit bon, merci. Au mme instant un battement d'ailes, puis un cri rauque, se firent entendre, et un beau cygne blanc s'abattit dans le lac a cot6 de la pirogue. * * * Beau cygne blanc, dit Eltch6l6kouy6-oniym, sois le pilote de cette pirogue, et conduis-nous au pays promis. Beau cygne blanc, dit a son tour Eltche^kouyeV AVENTURES DBS DEUX ELTCHELEKOUYE. 433 oni6, si tu es le messager de 1'Esprit bon, donne- moi des nouvelles de celles que j'ai aim6es comme des soeurs. A ces dernieres paroles, le cygne poussa un nouveau cri, et de ses blanches ailes frappa la sur- face de 1'eau, comme pour exp rimer un tressaille- ment de joie... * * Et les deux freres regardaient tantot lajolie pi- rogue, et tantot le beau cygne blanc. * * Mon atne", disait Eltche'le'kouye'-oniym, tu ar- rives a peine et tu dois etrebien las. Repose-toi, nous partirons tout al'heure; en attendant, dis-moi d'ou tu viens et ce qui t'est arrive" depuis que la fleche d'Otchoch-h t'a enleve' dans les airs. Je le veux bien, mon cadet. * * Eltche'le'kouye'-onie' commenga le re"cit de ses aventures. De"ja les noms de Telkall6-tta et Dloune- tta-naldayi6 ^taient \ingt fois sortis de sa bouche ; 28 434 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. lorsque, plongeant ses regards dans la plaine, il apercut dans le lointain quelque chose qui se mou- vait. A cette vue, lejeune hommeinterrompit son rcit. Regarde la-bas, ne vois-tu rien? dit-il a son frfcre. Je crois voir deux etres qui marchent vers nous, seraient-ce des ennemis? Peut-elre. Fuyons dans la pirogue. Le cygne poussa un nouveau cri. Cecri serait-il un avertissement ? dit Oniym. Ne fuyons pas, rpondit Oni, ce n'est pas de crainte que bat mon coeur * * * Peu a peu la forme des deux etres se dessine, d6ja on pouvait s'apercevoir qu'ils n'avaient ni car- quoisni filches. Ce sont des femmes,dit le cadet apr^s un court silence Tout a coup Eltch6l6kouy6-oni6 se pr^cipite et vole a leur rencontre, il a reconnu ses deux soeurs. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 435 Telkall6-tta, Dloune-tta-naldayi6. Notre fr&re ! . . . La voix du cygne rSpondit seule a ces trois cris de joie. Eltchl6kouy6-oniym debout sur le rivage pleu- rait. * * Ainsi sur cette terre d6serte, en face de ce lac tran- quille, les accents de 1'amour chaste retentissaient pour la premiere fois. Bientot apr&s les deux fr&res et les deux soeurs, group^s sur le bord du lac, en face de la pirogue, remerciaient le Puissant-Bon qui les avail runis. Ah! si la vieille Telkall6, votremfcre, pouvait etre t^moin de notre bonheur ! dit Eltch6l6kouy- Notre m&re, la voila ! exclam^rent les deux soeurs en montrant le beau cygne qui s'6battait sur la surface des flots bleus. En ce moment, sur le sable argent^ du rivage, s'a- 436 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. battit un petit oiseau dont les ailes de rubis resplen- dissaient au soleil. Les jeunes filles 1'apergoivent, elles poussent un cri de surprise. C'est notre colibri, disent- elles, c'est notre of- frandea rEsprit-Bon,le faible oiseau que nous avons pr6serv6 du vautour Mais voila que le soleil semble s'obscurcir, les jeunes gens Invent la tete et voient, planant avec ma~ jest6 au milieu des airs et se dirigeant vers 1'autre rive du Grand-Lac, Ottel-ball6 lepfcreet Ottel-ball6 le fils. Par tons, dirent-ils alors. Et aussitot les quatre voyageurs descendent dans la pirogue qui, se d&achant toute seule du rivage, glisse sur lesflots et vogue avec rapidity, tandisque le cygne blanc, nautonier fidele, navigue devant comme pour tracer le chemin. VI Dans le grand lac. La terre promise. Ottel-ballg le pere et Ottel-ball6 le fils. Le vieillard et son enfant. Les refla- tions du vieillard. Le mariage. Allez et chassez. Quatre fois le soleil se coucha dans le Grand-Lac, quatre fois il se leva dans la grande plaine et la AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 437 pirogue voguait toujours et le pays promis ne pa- raissait pas. A la cinquikme aurore , EltcM6kouy6-oni6 apergut le premier dans le lointain un rivage ver- doyant. A cette vue, il pousse une exclamation de joie, et les quatrevoyageurs, debout dans la pirogue, saluent de la voix et du geste cette terre qui sans doute sera le pays promis si longtemps dsir6. Bientot le cygne prit son vol, alia se poser sur le rivage et jeta un long cri comme pour y appeler les voyageurs. Ceci est surement le pays que noushabiterons, penserent-ils. L'esprit de la vieille Telkalie nous appelle. La pirogue abordait, et les jeunes gens d6bar- querent. * * C'est bien le pays promis. C'est la que les petits-fils d'Eltch6l6kouy6 rempliront les volontes de leur vieux grand-p^re ; c'est la qu'ils accompli- ront les predictions du vieillard en fondant deux nations nouvelles. Les quatre voyageurs 6mus contemplaient avec 438 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. ravissement cette terre merveilleuse ou FEsprit- Puissant-Bon les avait arretes. Les rives du Grand-Lac eHaient bordes de grands arbres, derri&re les grands arbres s'tendait une prairie immense couple de nombreuses petites ri- vieres poissonneuses, et dans la perspective s'6le- vaient de splendides foreits, relraite ordinaire des animaux a fourrure. * * * Tandis que, le coeur 6panoui , ils contemplent cette riante nature, Ottel-ball6 le pere et Ottel- ball le fils apparaissent au milieu de 1'azur. Merci, Esprit puissant, s'crient-ils a la fois, les bras et les yeux levs au ciel. Et les 6chos de ces solitudes r^pfctent les accents de leur reconnais- sance. * * Les deux oiseaux ont d6ja disparu. Que sont devenus nos sauveurs? disent les jeu- nes gens surpris. Ils avaient a peine prononc6 ces paroles, qu'ils virent venir a eux un beau vieillard suivi d'un enfant. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 439 Tons deux avaient un arc et tin carquois plein de fleches. Ce pays est done habile" de"ja? penserent-ils en les voyant approcher. Quand les deux Grangers ne furent plus qu'a une petite distance, Eltchel6kouy6-onie" reconnut levieil- lard. G'est vous, grand-pere? dit-il tout surpris. Tu me recounais, mon fils? Oui, grand-pere, c'est vous qui m'aviez donue* la fleche male et la fleche femelle. Tu dis vrai, jeune homme, etl'enfantquevoila est mon fils, celui que tu as YU endormi dans ma tente. Pourquoi a-t~il si Yite grandi? 11 ne faut jamais dire pourquoi, jeune homme, fit le vieillard avec * * A ces mots, Eltche'le'kouYe-onie" rougit de honte d'aYoir oubli^, encore une fois, les recommanda- tions de son pere. Le vieux chasseur, comprenant son trouble, reprit aussitot : 440 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. ficoutez, mes enfants, ce que j'ai a vous dire, c'est 1'Esprit qui va parler par ma bouche. La voix du vieillard tait devenue m^lodieuse, Les jeunesgens attentifs retenaient leur souffle, tandis que, sur un arbuste voisin, lebeau cygne, allongeant son col blanc, semblait vouloir entendre aussi les paroles du beau vieillard. * * ficoutez, continua-t-il : Vous 6tes les derniers descendants d'une na- tion qui ftit grande; quand vos premiers aieux, qui venaient du cot6 ou le soleil se Ifcve, 1'eurent fondle, longtemps ils ob&rent au Puissant-Bon. Longtemps ils furent heureux, ils chassaient le jour, se repo- saient la nuit; jamais 1'orignal ne fit d^faut a leurs flfcehes, ni le poisson a leurs filets; ils vivaient tous dans 1'abondance, et se regardaient comme des fr&res. Mais un jour Fesprit mauvais, quittant son re- paire t6nbreux, \int les visiter; ils 6couterent sa voix, ils oubli&rent les ordres du Puissant-Bon, et la discorde se mit parmi eux : bientot ces freres se traitfcrent en ennemis, ils sortaient a toute heure de la nuit de leurs tentes, et, quand ils se rencon- AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 441 traient dans la foret, ils se livraient des com- bats. L'Esprit-Bon les abandonna enfin, et alors les animaux, deja moins abondants , disparurent tout a fait, et 1'hiver, quand les rivieres e~taient glace"es, la faim les rendait barbares, ils se tuaient et se mangeaient entreeux; ainsi votre nation, qui avait 6t6 bonne et heureusek son commencement, dimi- nua peu a peu , et peu a peu devint si mauvaise, que les peres d^voraient leurs enfants, les enfants leur pere, les e~poux Ieur6pouse. Cependant u ne famille seule avait conserve les moeurs des premiers temps, le chef decette famille g6missait dans le silence et ne cessait d'invoquer le Puissant-Bon, chaque jour, dans sa tente. Cette famille tait compose*e du pere, de la mere, de deux jeunes enfants encore au berceau, et d'un vieillard aux cheveux blancs, qui 6tait le grand-pere. Helas! le deuil descendit aussi dans cette tente, le pere et la mere moururent, et le grand-pere resta avec ses deux petits-fils. Les premiers jours il pleura amerement, mais 1'Esprit-Bon qui le prote"geait, parce qu'il ne 1'avait jamais oubli6, lui apparut en re~ve, et lui dit : Tes enfants deviendront des homines ; quitte 442 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. ces lieux t6moins de ta douleur , et va dresser ta tentesur un autre point. Le grand-pere, en se rtiveillant, chargea sur son dos les petites creatures, et alia planter sa tente non loin de la, au bord d'une riviere. Quinze ans plus tard, sa nation perverse s'6tait presque 6teinte. * * * Le grand-p&re avait vu ses deux petits-filsgrandir a ses cots, ne cessant de leur inspirer 1'oMssance aveugle aux ordres de 1'Esprit-Bon. Or, une nuit, ce vieillard eut encore un reve, Ottel-ball6 lui apparut et lui dit : L'heure de ta mort approche, et, dfcs que tu seras retourn6 vers moi, j'abandonnerai tout a fait ce pays; ordonne a tes enfants de le quitter pour toujours, qu'ils montent dans leur pirogue, qu'ils naviguent a 1'aventure, et je les conduirai dans un pays ou ils fonderont une nation nouvelle. Quand le grand-pfcre se r6veilla, il appela ses deux petits-fils , leur ordonna de, partir et de ne jamais retourner. Ce vieillard s'appelait ELTCHELEKOUY. A ces mots, les deux jeunes gens poussent une exclamation de surprise. AVENTURES DES DEUX ELTCHELEKOUYE. 443 G'6tait notregrand-pere! dirent-ils; des larmes de joie mouillfcrenl leurs paupieres au souvenir de ce nom * * Levieillard s'interrompitun instant, puis,s'adres- sant aux deux jeunes filles, il dit : Vous etes n6es dans une nation jadis nom- breuse, vos a'ieux, a leur commencement, furent aussi prot6g6s par i'Esprit-Bon ; mais bientot ils 1'ou- blifcrent, et cet oubli leur suscita bien des maux. Non loin de votre nation, qu'on appelait \spays des Glaces, parce qu'il tait situ6 au haut des mon- tagnes ou la neige ne fond jamais, existait un autre peuple ; la r6gnait Fesprit mauvais, ce peuple 6tait compos6 de monstres horribles, qui faisaient leur nourriture habituelle de la chair humaine. Long- temps YOS aieux en furent pr6servs. Mais quand I'Esprit-Bon les eut abandonn^s a cause de leur continuelle d^sob^issance a ses ordres, alors les monstres humains, suscit&s par 1'esprit m^chant, se d^chainerent contre eux, el en peu de temps ils les eurent presque tous d&ruits. Cependanl une famille que le Puissant pro- t6gea parce qu'elle ne Favait pas oubli6, fut pr- serv^e des monstres, elle s'enfuit sur un point 6lev6 444 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. de la montagne de Glace, et la v6cut tranquille. Cette famille elait compose'e d'une femme, et de ses deux filles encore au berceau. Un jour Ottel-ball6 lui apparut en reve et lui dit: Prends biensoin de tes filles, quand elles auront grandi, je les prote"gerai, je veille sur toi et sur elles. * * La vieille femme prit grand soin de ses deux enfants, et chaque matin elle remerciait le Puis- sant de les avoir pre"serv6es des moristres et de veiller sur leur tente. Les jeunes filles grandirent, et, des qu'elles eurent atteint 1'age de douze ans, elles purent chas- ser a la place de leur mere , qui e*tait d&ja trop vieille. Mes enfants, continua le vieillard apres un court silence, cette vieille femme e"tait votre mere, elle s'appelait TelkalU. > A ce nom, le cygne blanc battit des ailes, les jeu- nes filles pousserent une exclamation de joie ! Et le vieillard continua : Vous e"tiez grandes de"ja, quand votre mere AVENTURES DES DEUX ELTGHELEKOUYE. 445 fit tin nouveau reve. Ottel-ball6 lui apparut encore, etlui dit: Vieille Telkall6, bientot im jeune homme arrivera a ta tente, tu le recevras comme un fils, mais prends garde que tes filles ne I'aiment au pre- mier abord, ni qu'il les regard e jamais dormir jusqu'ace quej'en aie ordonne^autrement. Tes filles doivent aimer le jeune Stranger comme un frere, et le jeune Stranger doit les aimer comme des soeurs. Le lendemain, le jeune Stranger arrivait en effet dans la tente de la vieille Telkalte. Ce jeu-ne homme , c'6tait toi , Eltchel^kouye^- Les jeunes gens regardaient le vieillard, surpris de plus en plus. * * Le vieillard, qui s'tait interrompu un instant, reprit d'une voix solennelle : Eltch6l6kouy6-oni6 , EltcM6kouy6 - oniym , Telkall6-lta, Dloune-tta-naldayi6, 6coutez ce que 1'esprit du Puissant va vous dire par ma bouche : De tout temps 1'Esprit avait d6cid< que vous seriez les fondateurs d'une nation d'hommes qui lui seraient fiddles. 446 DIX-HUIT ANS CHEZ LES SAUVAGES. De tout temps cette terre ou il vous a conduits vous fut destin^e pour patrie. Ici vous trouverezl'abondance, mais prenez garde d'etre jamais ingrats envers celui qui vous protege. Rappelez-vous que vos aieux furent punis pour avoir oubli6 le Puissant-Bon, ne FoubJiez done jamais, et chaque matin, avant de partir pour la chasse ou la pche, que la premiere fum6e de votre pipe lui soit offerte, et qu'a votre retour la plus pure graisse des animaux que vous aurez tu6s soit a son honneur rpauduesurle brasier. * * * A mesure que le vieillard parlait, son front sem- blait entour6 d'une aureole, le soleil qui commen- $aita d6croitre derriere les grands arbres de la foret , projetait ses rayons d'or dans ses cheveux blanchis par le temps. Les jeunes gens, pensifs et silencieux, le front penchS vers la terre, 6coutaient, tandis que le jeune fils du vieillard jetait des regards attendris sur le cygne blanc, seul t^moin de cette scene. a Petits-fils de Eltche~rend Pere Tache" partent. Nou- velles lettres. Henry Faraud reste seul. Retour inespe"re" du re>e"rend Pere Tache". Henry Faraud apprend la mort de sa mere 87 CHAPITRE IX. Depart pour Atthabaskaw. Pre- miere rencontre des Montagnais. Un mot frangais cans une bouche sauvage. Les sauvages deman- dent au missionnaire de leur dire la messe. Une famille de m6tis. L'amazonedes deserts. - La foi he"reditaire. Course a cheval. Panorama 95 TABLE DES MATIERES. 451 CHAPITRE X. Arrived a Atthabaskaw. Le mis- sionnaire est regu au poste de la Compagnie. 11 y attend les sauvages. Us arrivent enfin. Leur mauvaise volont pour s'instruire. Leur cupidite". Dcouragement. Espoir en Dieu. Les sauvages s'humanisent un peu. II eninstruit quelques-uns. L'espoir renait dans Tame du missionnaire. La tristesse fait place a la joie 107 CHAPITRE XL Arrive"e des hommes a. poil. Leur naivete". Leur curiosite". Le missionnaire com- mence a se faire comprendre en langue montagnaise. Arrive'e de nouveaux sauvages. II leur apprend a lire 112 CHAPITRE XII. Henry Faraud continue 1'etude des langues. 11 congoit le projet de se construire une maison et une chapelle, met la main a 1'neuvre ; re"difice s'tUeve. 11 regoitune deputation de sau- vages. Leur stupefaction a 1'aspect du monument. Leurs discours. Le missionnaire leur promet une visile lit CHAPITRE XIII. La maison est termine"e. Admira- tion des sauvages. Impressions. Comment on devient souverain 125 CHAPITRE XIV. Nouvelle arrived de sauvages. - Ethitcho, 1'orateur du desert. Le plupart des sau- vages savent lire. Plusieurs sont baptises. Con- solations du missionnaire. II projette de construire une (5glise. Commencement de ce travail 130 CHAPITRE XV. Depart pour le grand lac des Es- claves. Les sauvages accompagnent le missionnaire jusqu'au rivage. Premiere halte a. la riviere des Rochers. Les chiens mangent les provisions. Famine. Baptme d'une !le. Salut a Tile du Prfitre. Cantique. La chute du Pelican. Ani- ve"e a la riviere au Sel 137 CHAPITRE XVI. La riviere au Sel. Orage. Inon- dation. Trois jours entre la vie et la moit. Le 452 TABLE DES MATIERES. missionnaire ne meurt point. La tempfite se calme. L'esquif est remis a flot. Une nouvelle tem- pfite. Difficile traversed. La protectrice des voya- geiirs. Le beau temps revient. Arrived au fort Resolution 145 CHAP1TRE XVII. Le missionnaire au fort Resolution. Discours. Ovation. Le missionnaire com- mence a instruire les sauvages. Comment il leur apprend a lire. Resultat extraordinaire. Le mis- sionnaire se fait tegislateur. Une femme coura- geuse. Jugement difficile. Retour a Atthabas- kaw 153 GHAPITRE XVIII. Bonheur de revoir sa maison. Joie des sauvages a I'arriv6e du missionnaire. II travaille a la construction d'une e"glise. Retour des sauvages. La plupart ont appris a lire dans les de"- serts. Leur satisfaction de revoir le pere. Un sauvage exalte". Les sauvages repartent pour la chasse. Le missionnaire reprend ses travaux de construction. II est fatigue pour la premiere fois de sa vie. Les sauvages arrivent de nouveau mieux disposes que jamais a se convertir. Le mission- naire leur promet de leur faire entendre la voix de Dieu 162 CHAP1TRE XIX. Le missionnaire construit un clo- cher. Le sauvage Denegonusyt. Etonnement de ce sauvage en voyant que le pere est aussi savant que lui. II se convertit. II repart avec promesse de venir se faire baptiser dans un an 172 CHAP1TRE XX. La nouvelle (Sglise est terming. Le missionnaire regoit une cloche. Arrived de M. Gro- lier. Le missionnaire n'est plus seul. Bonheur de revoir un Frangais. La cloche est placed. Surprise et terreur des sauvages en 1'entendant. . La voix de Dieu. Les sauvages se groupent en plus grand nombre autour du clocher chrdtien. Le missionnaire prqjette une nouvelle gglise de vingt metres de long sur douze de large 177 TABLE DES MATIERES. 453 CHAPITRE XXI. De'ne'gonusye' retourne k Atthabas- kaw. Ce sauvage raconte ses aventures dans le de- sert. Ge qu'il a fait pour mgriter le baptfime. II veut 6tre baptist le jour de Saint-Pierre. Potir- quoi. Priere de De"n6gonusye*. 11 regoit le nom de Pierre. Sa foi. II repart pour sa tribu. II fait des conversions 189 CHAPITRE XXII. Eloquence des sauvages. Ce que les sauvages appellent faire la messe. Discours des sauvages '.,..' 198 CHAPITRE XXIII. Le rSve est devenu rfialite. La mission est assured pour Tavenir. Le missionnaire est proclame* par les sauvages le petit faiseur de terre. Projet d'un voyage cbez les Castors 202 CHAPITRE XXIV. La riviere a la Paix. Beaute* du paysage. Commencement des difficult^? de ce voyage. Les rameurs de'courage's. Us veulent re- tourner. Le missionnaire refuse. Le canot est crevg. Des secours arrivent. On repart a cheval. Arrived a Dunvergun. Joie des Castors. Leur demoralisation. L'incantation chez les Castors. Le jeu de main. La me"decine des Castors. Les docteurs es magie. Les Castors ne veulent pas re- noncer a leur superstition. Une fele chez les Cas- tors. Le Redoutable. Feslins, danses. Caractere des Castors 209 CHAPITRE XXV. Suite du voyage chez les Castors. Comment on voyage 1'hiver. Berlrand et Bourchet. Petite caravane. Perils de ce voyage. Famine. Les chiens ne veulent plus marcher. Le mis- sionnaire a trois doigts gele's. Denouement de Ber- trand. 11 va chercher du secours. Bourchet s'6- vanouit. DScouragement. Douleurs du mis- sionnaire. Bourchet sur la traine. Une fumee. Les Iib6rateurs. Retour de Bertrand. Joie du missionnaire. Arrived au Vermilion. Rentrde a Atthabaskaw. . 233 454 TABLE DES MATIERES. DEUXIEME PARTIE LES SAUVAGES DE I/EXTREME NORD DE 1/AMERIQUE BRITANNIQUE. CHAPITRE PREMIER. Considerations gene>ales. Comment on devient sauvage. La civilisation. La barbaric 251 CHAPITRE II. Caractere des sauvages. Perfection de leurs sens. Leur me~moire. Logique d'un sauvage. Comment les sauvages pe"rorent. Com- ment les sauvages deviennent orateurs. Leur in- sensibilite. Leur cupidile". Leur lachete. Que me donneras-tu si je fais cela ? Comment on les gut5rit de la peur de la mort. Comment on fait des miracles chez les sauvages. Comment on passe pour prophete. Les magiciens. Influence de la magie chez les sauvages 259 CHAPITRE III. - Pourquoi les sauvages ont le teint cuivre". La tente riche. La tente pauvre. Veuves ef orphelins. Charite des sauvages. Leur culte. Priere sauvage 275 CHAPITRE IV. La polygamie. Comment se ma- rient les sauvages. Le bigame. Influence de la priere sur les sauvages. Un sauvage convert! par lui-me'me. WABISKOKKUMANIWIT 283 CHAPITRE V. Comment voyagt-nt les sauvages. Les chiens. Les trafnes. Les raquettes. Comment se logent les sauvages. Inttrieur des tentes chez les sauvages infideles. Chez les sauvages chre~tiens. 293 CHAPITRE VI. Comment chassent les sauvages. L'orignal. Le caribou. Chasse d'e"te. Chasse d'hiver. Superstition des chasseurs 302 CHAPITRE VII. Lapfiche. Diflerentes series de poissons. Le poisson royaliste. Le poisson sans dents. PSche d'ele". POche d'hiver 309 CHAPITRE V11I. Education de famille. Ce qu'on TABLE DBS MATIERES. 455 enseigne aux enfants. Leur bonne constitution en naissant. Comment on les e"leve. Amour ma- ternel 314 CHAPITRE IX. Lggendes des sauvages. Comment rAme~rique fut decouverte suivant eux. Le deluge. Le fils de Dieu. L'enfant de benediction 319 CHAPITRE X. Les Cris (lyiniwok, les hommes) 333 CHAPITRE XI. Les Montagnais (Otchipweyanac , ceux qui ont la langue aigue) 343 CHAPITRE XII. Les Sioux (Pouatak, habitants des prairies) 359 CHAPITRE XIII (Anichabecky les hommes qui viennent apres) 362 CHAPITRE XIV. Les Castors (Tsatit, habitants des Castors) 364 CHAPITRE XV. Les Esclaves (Desyake-Ottine, les ha- bitants du long de la riviere) 367 CHAPITRE XVI. Les Peaux-de-Lievres (Ratherth, peau de lievre) 370 CHAPITRE XVII. Les Sicanets (Cherhlaye-ottine, les hommes des montagnes Rocheuses) 372 CHAPITRE XV1IT. Les Hommes-de-Sang (Dueeldeli- ottine, les habitants qui mangent les hommes) 374 CHAPITRE XIX. Les Plats-C6t<5s de Chiens (Fitchange). 376 CHAPITRE XX. Les Loucheux (Sasstut-ottint, les ha- bitants du lac des Ours) 379 CHAPITRE XXI. Les Pieds-Noirs (Siyi-ra-ritewitiyini- wok, les hommes qui ont les pieds noirs) 382 CHAPITRE XXII. Les Esquimaux (Ottelnend-ottint, les habitants de la terre nue) 383 AVENTURES DE DEUX ELTCHEKOUYE. I. II ne faut jamais dire pourquoi a 1'esprit. Le d6- part. Les deux outardeaux. La voix de 1'Esprit. 456 TABLE DES MATIERES. Le lac. La terre nue. La tente des gdants. Otchoch-h 387 II. Les deux Eltche'le'kouye" quittent la tente du ge"ant. Le pale" et les fleches enchanted. L'alne" des deux freres enleve" dans les airs. De"sespoir du ca- det. Premiere apparition d'Ottel-balle" (VEsprit bori). La terre nouvelle. La tente de la vieille Tel- kalle 395 III. Les filles de Telkalle". Ce que coute la d